Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
peut durer plusieurs hivers. La guerre peut être longue et le charbon sera rare.
Il faisait en effet très froid dans l’appartement. Je remarquai alors qu’il portait son pardessus et qu’il ne m’était pas venu à l’idée de quitter le mien. Je connaissais beaucoup plus Borzçcki qu’il ne me connaissait. J’avais entendu parler de sa grande activité clandestine, de ses tentatives pour se mettre en relation avec le gouvernement en France et de ses efforts inlassables pour organiser la résistance polonaise.
— Ne croyez-vous pas, demandai-je, qu’il soit imprudent de vivre ici sous votre vrai nom ?
Il haussa les épaules.
— Aujourd’hui, il est bien difficile de savoir ce qui est imprudent et ce qui ne l’est pas. Dans mon cas, vivre sous un faux nom à Warszawa, où je suis très connu, serait assez dangereux. J’habite rarement à l’adresse que j’ai déclarée. J’habite et je travaille dans des maisons où je suis inconnu.
— Quel avantage cela présente-t-il ? Si la Gestapo se doute un jour que vous êtes en relation avec la Résistance, on vous fera filer.
— Vous avez raison. Mais j’ai pris des contre-mesures. Je suis toujours suivi par des hommes à moi. S’ils découvraient que je suis filé, je prendrais un faux nom.
— Ce serait trop tard, si l’on vous arrêtait immédiatement, dans la rue.
— C’est vrai. Mais j’espère avoir au moins le temps d’avaler mon sucre.
Il me tendit une main longue et osseuse. Au majeur brillait une chevalière de forme bizarre. Il toucha un ressort avec un doigt de la main gauche. Le chaton de la bague s’ouvrit, démasquant un trou minuscule, plein d’une poudre blanche.
— J’ai lu que les Médicis et les Borgia employaient ces expédients, mais je ne pensais pas voir cela à Warszawa, sauf au cinéma.
— Il n’y a là rien d’étonnant, répondit-il calmement. Cela prouve seulement que les hommes ne changent pas. Des besoins semblables suscitent des moyens semblables. Il y a toujours le gibier et les chasseurs – ceux qui haïssent l’humanité et veulent gouverner le monde. Je vois que vous n’êtes pas depuis longtemps dans la Résistance.
— En effet. Je viens d’y entrer récemment. Je suis fier d’en être mais j’avoue que cette sorte de travail ne me convient guère.
— Qu’est-ce qui vous convient ? s’enquit-il avec une pointe d’ironie. Que vouliez-vous faire avant la guerre ? Quelles étaient vos occupations ?
— Je voulais faire un travail scientifique. La démographie et l’histoire de la diplomatie en particulier m’attiraient. Bien que je n’aie pas réussi à finir ma thèse de doctorat, je préférerais encore me consacrer tranquillement à des études scientifiques.
— C’est bien joli, dit-il. Attendez qu’on invente une fusée qui vous transportera sur la Lune. Vous pourrez y faire tranquillement des études scientifiques. Dieu n’a pas l’air de comprendre que les Polonais désirent vivre en paix. Il nous faut habiter en Europe et partager son destin. Il nous faut combattre pour jouir dans l’avenir d’une vie paisible et studieuse. Dieu nous a placés au pire endroit du continent le plus troublé, entre des voisins rapaces et puissants. Pendant des siècles, il nous a fallu combattre pour notre existence même. Dès que nous avons repris ce qui nous appartient, on nous attaque et on nous dépouille. Une malédiction semble planer sur la Pologne. Mais que faire ! Il nous faut combattre si nous voulons vivre. Et l’on dirait que le Créateur a voulu ajouter à nos infortunes en nous remplissant d’un amour indéracinable pour notre pays, notre peuple, notre sol et notre liberté.
Borzçcki me transperçait de son regard comme si j’étais à ce moment le représentant des ennemis de la Pologne. Il me tourna le dos brusquement et se mit à arpenter la pièce, croisant et décroisant nerveusement les mains derrière son dos. Quand il se rassit, il avait repris son sang-froid. Avec énergie et méthode, il commença à me donner des instructions au sujet de ma mission.
Il parlait avec une exactitude méticuleuse, et avec l’autorité et le détachement d’un chef s’adressant à un subordonné. Pourtant, il y avait une bienveillance quasi paternelle dans la façon dont il me regardait, et dont il fronçait de temps en temps les sourcils, avec la feinte sévérité d’un père faisant des remontrances à son fils. Il s’arrêtait parfois et nous
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