Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
répondis-je. Où puis-je m’installer en attendant ?
— Il y a une petite auberge tranquille à l’autre bout du village. Vous la trouverez. C’est la seule. Regardez bien autour de vous avant de partir, personne ne vous indiquera le chemin de nouveau.
J’obéis et jetai un coup d’œil sur les arbres, la route, le petit ruisseau. Il attendit que mes yeux aient parcouru les alentours, puis nous partîmes à pas lourds et rapides vers sa chaumière. À un moment, il tituba et je remarquai que ses yeux étaient presque fermés. Je le poussai du coude. Il réagit avec une surprenante vivacité.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-il.
— Rien, mais vous dormez. J’ai eu peur que vous ne trébuchiez et ne vous blessiez.
— Me blesser ? Ici ? (Il regarda avec mépris l’inoffensive route boueuse.) Même pas si j’étais ivre ou aveugle.
Quand nous arrivâmes au sentier qui conduisait à sa chaumière, il me quitta sans dire un mot.
L’auberge était facile à trouver et étonnamment confortable. L’aubergiste, vieux paysan tout ridé, ne posait pas de questions, mais haussait tranquillement ses prix en raison de ses soupçons. Pendant trois jours, je fis de mon mieux pour passer inaperçu, en feignant d’être malade et en restant dans ma chambre. J’arrivai à la clairière un peu avant l’heure, mais la plupart des autres étaient déjà là.
Il faisait presque nuit. La pleine lune éclairait tous ceux qui se trouvaient dans la clairière. Il y avait des personnes de tous âges, des vieillards, deux femmes portant des enfants dans leurs bras, des jeunes gens et des jeunes filles. Ils étaient tous juifs. Sans doute avaient-ils pressenti l’imminence d’une extermination sans pitié de leur peuple.
Ils transportaient divers colis, des sacs et des mallettes. Quelques-uns, même, avaient des oreillers et des couvertures. Un vieux couple était là avec quatre filles et les maris de deux d’entre elles ; ces huit personnes formant un petit détachement à part. Comme il y avait vingt kilomètres à parcourir à pied à travers la forêt et les champs, le guide devait en principe exclure de l’expédition les bébés et les malades.
Apparemment cette règle n’était pas strictement observée, car, lorsque le guide arriva, il se contenta de réprimander les mères et de leur dire de faire taire leurs rejetons. Ceux-ci s’étaient mis à pousser des cris qu’on pouvait entendre à des lieues à la ronde. Les deux mères bercèrent leurs bébés en leur parlant tout bas. Ils finirent par s’endormir et nous nous mîmes en route.
Le guide marchait en tête, à longs pas rapides, sans regarder ni à droite ni à gauche, il se retournait de temps à autre pour faire taire les gens, quand les conversations devenaient trop bruyantes. Il était pourtant difficile d’imaginer la présence de mouchards ; il faisait froid, et la sombre silhouette des arbres décharnés donnait au paysage un aspect solitaire et désolé.
Le chemin serpentait à travers des bois et des champs, traversait des bourbiers et de petits ruisseaux. Souvent, on aurait pu croire que le guide s’était trompé mais son pas assuré décourageait les questions. Quand un nuage passait sous la lune, nous étions plongés dans une profonde obscurité et nous avancions en trébuchant, nous nous accrochions les uns aux autres, nous tombions, nous nous écorchions les mains et les genoux, nous nous égratignions le visage et nous nous éclaboussions de boue.
Quand la lune se montrait à nouveau, je voyais devant moi les deux mères. Émaciées, ébouriffées par le vent et les branches basses, le visage meurtri, elles s’accrochaient d’une main aux deux hommes qui les précédaient et de l’autre serraient étroitement contre elles leurs bébés. Nous avions une main libre pour écarter les branches et nous cramponner pour garder notre équilibre. Elles ne pouvaient éviter les pierres du chemin, les épines ni les racines, et elles trébuchaient souvent.
Nous savions tous quand elles faisaient un faux pas, car les bébés se mettaient à geindre, et chacun de nous tendait l’oreille, pris de peur. Chaque fois, les mères trouvaient dans leur tendresse un nouveau moyen de les apaiser. Le guide s’arrêtait souvent et nous disait de l’attendre, pendant qu’il irait reconnaître le chemin. Puis il nous faisait signe de le suivre et de nous hâter. Le sentier que nous suivions était tortueux et inaccessible
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