Monestarium
machinal la dague
pendue à sa ceinture. L’étreinte se resserrait sur sa gorge, l’empêchant de
déglutir. Alors qu’elle luttait contre la suffocation, une leste boutade
d’Alfonso lui revint. Elle se contorsionna et parvint à retourner son bassin.
Elle bascula les hanches vers l’arrière, et son genou percuta à toute violence
l’entrejambe de l’homme. Il poussa un cri de porc et la lâcha.
Alexia fonça droit devant elle, ses
pieds frôlant à peine les pavés. Elle courut à en perdre le souffle, bifurquant
là, obliquant ailleurs. Enfin, elle s’engouffra dans la cour d’un immeuble
bourgeois de deux étages. Le dos plaqué au mur, elle lutta contre un point de
côté qui lui mettait les larmes aux yeux.
Et la fuite vers le nord reprit. Les
nuits de peur succédèrent aux journées de marche, d’épuisement. Elle songea
mille fois à s’asseoir, à attendre. À les attendre. En finir une fois pour
toutes avec cette mortelle devinette, tendre la gorge vers le coutelas.
Pourtant, à chaque fois, la rage la soulevait et elle repartait.
Où se rendait-elle ? Sa vie en
eût-elle dépendu qu’elle eût été incapable de le préciser. Peut-être non loin
de Montdidier, dans une ferme seigneuriale délabrée, vers une mère et un frère
qui avaient juré qu’elle mourrait dans leurs cœurs si elle franchissait les
limites de la grande cour. Elle les avait franchies, écœurée de cette vie de
labeur ingrat et de misère, désespérée parce qu’elle savait au plus profond
d’elle que son existence de l’année prochaine ressemblerait comme une jumelle à
celle de l’an échu.
Pourtant, Alexia s’arrêta en chemin.
Son exténuation lui fournit un honorable prétexte pour ne pas affronter ce
qu’elle se savait incapable de supporter. Le reniement, les faces fermées et
revanchardes d’une mère et d’un frère. Les insultes peut-être. Et puis, en
vérité, autant l’admettre, le souvenir de ces deux êtres, cette ferme qui se
cramponnait à l’arrogance passée de ses deux tours carrées pour ne pas sombrer
tout à fait dans la décrépitude, demeuraient son ultime recours contre le
désespoir. Elle ne pouvait pas les perdre tout à fait, aussi préférait-elle
éviter de les affronter de nouveau.
Abbaye de femmes des Clairets*,
Perche, fin septembre 1306
Les centaines d’arpents* offerts à
l’abbaye des bernardines de l’ordre de Cîteaux commençaient en bordure de forêt
des Clairets, sur le territoire de la paroisse de Masle. La construction du
monastère – décidée par charte de juillet 1204 à l’initiative de Geoffroy
III, comte du Perche, et de son épouse Mathilde de Brunswick, sœur de
l’empereur Othon IV – avait duré sept ans pour s’achever en 1212.
Généreusement pourvue et exemptée de
charges, l’abbaye des Clairets avait droit de haute, de moyenne et de basse
justice sans requérir l’aval du grand bailli, ni de qui que cela fût. Les
abbesses successives y avaient prérogative de seigneur en la matière, laquelle
incluait les condamnations à la flagellation, à l’amputation, voire à mort. Les
fourches patibulaires [23] servant à l’application des peines, sitôt prononcées, s’élevaient à quelques
centaines de toises* de l’enceinte. Elles avaient été dressées au lieu-dit du
Gibet [24] .
Moult privilèges avaient été
concédés à ce monastère de femmes, l’un des plus importants du royaume.
Déchargé d’impôts, il pouvait se fournir en bois de chauffage et de
construction dans les forêts appartenant aux comtes de Chartres. S’ajoutaient à
ces précieux avantages, des terres à Masle et au Theil, ainsi qu’une rente
annuelle plus que substantielle, que grossissait l’afflux des dons de bourgeois
ou de seigneurs, voire de paysans aisés.
On y comptait à cette époque plus de
trois cents moniales, une cinquantaine de novices et près de quatre-vingts
serviteurs laïcs. Au fil des années, les Clairets s’étaient transformés en
efficace ruche dont la puissance foncière et commerciale aurait pu rendre
jaloux bien des petits seigneurs des alentours. Saisissante vision que ce
royaume dédié à la prière et au travail, qui surgissait brusquement à l’orée de
la forêt. Massif et sombre.
La plupart des bâtiments, dont
l’abbatiale Notre-Dame au nord avec son chœur tourné à l’est vers le tombeau du
Christ, avaient été édifiés en grison, un conglomérat naturel noirâtre composé
de silex, de quartz,
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