Monestarium
dernières
possessions terrestres. Deux rouleaux de toile peinte qu’elle avait dissimulés
à son arrivée en l’abbaye – pour l’un derrière les gros volumes de la plus
haute étagère de la bibliothèque, pour l’autre sous un monceau de cornes à
encre fendues que l’on remisait dans l’armoire du chauffoir. Les rouleaux,
ultime attache avec son passé, avec ses éclats de joie et ses charmants excès.
Les frôler lui procurait une sorte de consolation toujours renouvelée, à la
manière d’un puissant talisman. Les deux panneaux du diptyque demeuraient la
preuve que, peut-être un jour… peut-être pourrait-elle enfin quitter ce lieu
sinistre, ces murs rébarbatifs. Elle les vendrait alors. Ils étaient d’élégante
facture.
Une cavalcade légère la rattrapa.
Elle se tourna pour découvrir le plaisant visage d’Angélique Chartier, une
novice en fin de probation. La charmante Angélique, fille d’un gros négociant
de draps et de laine d’Alençon, lança avec son enjouement coutumier :
— Je vous ai vue de loin, en
conversation avec notre bonne Adélaïde. De quelle semaine serez-vous ? Il
me plairait que nous partagions une corvée.
De toute autre, l’adjectif
« bonne » accolé à « Adélaïde » aurait provoqué l’ire de
Marie-Gillette. Mais nul ne pouvait tenir rigueur de quoi que ce fût à la douce
Angélique, pour qui le monde demeurerait toujours un jardin peuplé d’êtres
bienveillants. Un rien intriguait, fascinait, amusait la très jeune fille. Ne
s’était-elle pas un jour esclaffée en commentant leur ressemblance
physique ? Toutes deux étaient blondes comme les blés, au regard bleu, de
ravissante silhouette. Elle avait ri, assurant que l’on pourrait les prendre
pour des sœurs jumelles. Cette similitude avait paru la satisfaire grandement
puisque, avait-elle ajouté : « Après tout, nous sommes déjà sœurs en
Jésus-Christ. »
— J’en serais moi aussi fort
aise, chère Angélique. Cela étant, je suis de lecture.
L’autre lâcha un « oh » un
peu dépité. Son sourire revint aussitôt, et elle déclara avant de
s’éloigner :
— Quant à moi, je suis de
ramassage de petit bois. Une autre fois, alors.
Marie-Gillette suivit du regard la
course gracieuse d’Angélique. Sa coutumière alacrité avait le don de dérider
les plus crispées. La bibliothèque, maintenant.
Feignant un intérêt dévorant pour
une traduction richement enluminée des Évangiles, elle attendit non sans
impatience le départ de cette déplaisante musaraigne d’Agnès Ferrand, plongée à
son habitude dans des piles d’ouvrages. La sœur portière [36] se tenait appuyée
à un haut lutrin de bois sculpté à trois tablettes. Plusieurs lectrices
pouvaient ainsi se réunir afin de partager leurs trouvailles d’érudition.
Rien chez Agnès Ferrand ne parvenait
à racheter son long visage de fouine. Elle faisait partie de cette redoutable
espèce qui s’applique à vous tirer les vers du nez dans le seul but de nuire.
On pouvait lui faire confiance pour répéter, en les déformant, tous les clabaudages
qu’elle parvenait à collecter. Quant à ses cordialités, elles n’avaient d’autre
objet que d’insister sur sa supériorité, en ridiculisant si possible son
vis-à-vis. C’était sans compter sur l’habitude du monde et de son fiel de
Marie-Gillette. Cette dernière avait mis au point une imparable
stratégie : elle feignait l’idiotie, mettant un point d’honneur à ne
jamais comprendre les allusions vipérines de la portière. Étrange qu’une
pie-grièche [37] de cette envergure ait trouvé refuge aux Clairets. Il se murmurait qu’Agnès
Ferrand était l’une des innombrables bâtardes semées par un clerc parisien pour
qui le pouvoir avait quelques reconnaissances. On plaçait donc ses nombreux et
clandestins rejetons où l’on pouvait. Agnès leva la tête, et ses lèvres
s’étirèrent en un sourire peu engageant.
— Ma bien chère Marie-Gillette,
quelle surprise, quel bonheur de vous apercevoir enfin en ce lieu. Je vous
croyais réfractaire à l’étude. À votre décharge, elle est parfois ardue.
La jeune femme détailla avec
insistance le visage revêche éclairé par de petits yeux noirs sans cesse en
mouvement. Elle frôla du regard les lèvres minces, pincées et songea que la
mauvaiseté marque certains êtres de bien plus disgracieuse façon que le grand
âge.
— C’est que, ma bonne, je n’ai
point votre savoir ni votre
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