Monestarium
d’argile et de minerai de fer. Un haut et interminable mur
d’enceinte protégeait l’ensemble, seulement troué par trois porteries, dont
l’une principale qui ouvrait au nord. Juste derrière se trouvaient les édifices
où l’on tolérait les étrangers de passage : l’hostellerie, le parloir et
les écuries. Seuls les invités de l’abbesse jouissaient de quelques libertés
d’aller. À droite s’élevaient le logement de la grande prieure [25] et de la
sous-prieure, puis le palais abbatial. Cette dénomination prestigieuse ne
désignait en réalité qu’un petit édifice trapu d’un étage, guère plus
confortable que les dortoirs des moniales, où l’abbesse et sa secrétaire
travaillaient et logeaient. Son austérité était un peu compensée par les beaux
jardins en escalier – les terrasses de l’abbesse – qui descendaient en pente
douce vers l’ouest. Il s’agissait là de l’unique enjolivement concédé en ces
temps d’application farouche de la règle de Saint-Benoît. Un peu plus au
sud-est commençait le cloître Saint-Joseph. On y accédait par un passage ménagé
entre les caves et les celliers. À droite du cloître s’élevaient, d’ouest en
sud, les cuisines puis le réfectoire et le scriptorium. À gauche, la
bibliothèque et la salle des reliques qui flanquaient le mur de l’abbatiale. Le
fond du cloître était délimité par l’enfilade de la salle capitulaire, du chauffoir
et des étuves avec à leur étage le grand dortoir des moniales. Derrière ce
rempart s’étendaient l’infirmerie et ses jardins ainsi que le noviciat, la
babillerie qui accueillait les enfants abandonnés et la chapelle
Saint-Augustin. Enfin, totalement à l’est, excentré et sans accès direct au
cloître Saint-Joseph, se tassait le cloître de La Madeleine. Ainsi que le
sous-entendait son nom, il recevait les « ex-fillettes communes [26] »,
la soixantaine de repentantes [27] qui avaient choisi de rejoindre la vie monacale afin de purifier leurs âmes de
péchés que seule la misère les avait contraintes à commettre.
Marie-Gillette d’Andremont fit un
effort pour ne pas laisser transparaître sa mauvaise humeur. Elle avait déjà
été supplette [28] de four de cette génisse de Gilberte Charon en début de mois. Autant dire
qu’elle avait passé ses journées à nettoyer les cendres, charrier le petit
bois, allumer les feux, puisque Gilberte se courbait de douleurs de dos,
frissonnait de migraines ou d’aigreurs de ventre dès que se profilait la
moindre corvée. Et ne voilà-t-il pas que la sœur cherche [29] lui annonçait
qu’elle devenait semainière [30] de lecture ! Une autre interminable semaine, à rester debout, à déclamer
les textes saints d’une voix ferme pendant que ses sœurs copiaient dans le scriptorium
ou piquaient, ravaudaient, brodaient dans la grande salle commune d’été. Elle
grimaça un sourire. Le regard d’épervier d’Adélaïde Baudet, la sœur cherche, la
scrutait.
— Quel bonheur ! Cela
étant, ma voix n’est certes pas la meilleure pour transporter toute la beauté
et la force des Évangiles. Elle est parfois si fluette qu’on ne l’entend pas à
trois toises*.
Adélaïde Baudet ne fut pas dupe.
Marie-Gillette d’Andremont faisait partie de son recensement « d’oisives,
de dormantes et de babillettes », à l’instar de Gilberte Charon que ses
accablantes douleurs de membres quittaient dès qu’une promenade ou un bavardage
profane s’annonçaient. Au demeurant, Gilberte – accompagnée de quelques autres
– figurait en tête de cette liste noire. Un endormissement au cours de
nocturnes [31] lui avait valu ce douteux privilège. La sœur cherche, étonnée par sa profonde
respiration, s’était rapprochée de la jeune religieuse comme d’une proie. Cette
nuit-là, Gilberte Charon, à genoux, le visage enfoui dans ses bras croisés de
dévotion, semblait prier avec une ferveur peu commune. La fureur l’avait
disputé à l’indignation lorsque Adélaïde avait compris que ce sifflement bas et
lent était, de fait, un ronflement. Elle avait balancé sans aménité sa grosse
chaussure à semelle de bois dans la cheville de l’autre qui avait sursauté,
ouvrant de grands yeux noyés de sommeil. La sœur cherche avait sifflé entre ses
dents : « Que je ne vous y reprenne pas, c’est une
honte ! »
Adélaïde dévisagea Marie-Gillette.
La jeune femme était élancée, bien tournée. Un haut front, que ne diminuait
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