Morgennes
Morgennes tira sur les rênes d’Iblis et s’avança vers l’officier chargé d’en garder la porte. Celui-ci leva la main pour attirer son attention, et lui dit :
— Ordre du roi : interdiction de piller !
— Merci, dit Morgennes.
Puis il poussa sa monture au galop et s’élança plus avant dans la ville, en direction du port et des beaux quartiers.
37.
« Il n’est pas venu ici pour s’amuser, ni pour tirer à l’arc ou pour chasser, mais il est venu ici à la poursuite de sa gloire, voulant en accroître l’éclat et la renommée. »
( CHRÉTIEN DE TROYES ,
Lancelot ou le Chevalier à la Charrette. )
Certaines villes sont de très vieilles dames. Affreusement anciennes, elles ne sont belles qu’au coucher du soleil, quand l’ombre tombe sur leurs imperfections. D’autres cités sont toujours belles, quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit. Le soleil n’est alors pour elles pas plus qu’un diadème posé sur la tête d’une reine. Rares, en vérité, sont les villes, comme Alexandrie, qui embellissent le soleil même.
D’ailleurs, le soleil semblait prendre un malin plaisir à s’attarder au-dessus de la cité. Le temps ne s’y écoulait pas normalement. Ainsi, on racontait qu’un jour, un voyageur qui avait quitté Damiette alors que le soleil achevait de s’y coucher, fut surpris de trouver en arrivant à Alexandrie un soleil amorçant seulement sa descente.
Bien des astronomes s’étaient penchés sur ce mystère, sans réussir à le résoudre. Mais Guillaume de Tyr pensait que l’un de ses contemporains, un certain Honorius Augustodunensis, en avait fourni la clé dans son Imago Mundi, où il était écrit : « Le cosmos est un œuf, dont le jaune la terre. »
— Ainsi, expliqua Guillaume à Amaury, il est logique que le soleil soit à la peine en se levant, paresse au-dessus d’Alexandrie, puis se hâte en redescendant…
— Pourquoi p-p-paresserait-il au-dessus d’Alexandrie ? demanda Amaury.
— Parce que la ville étant au sommet de l’œuf, le soleil a perdu de sa vitesse en y arrivant.
— Tout cela est ext-t-trêmement int-t-téressant, mon cher Guillaume ! réussit à cracher Amaury, qui bégayait chaque fois que l’émotion le gagnait.
La main appuyée sur la balustrade au sommet du phare d’Alexandrie, Amaury s’étonnait de ne pas apercevoir les voiles blanches des navires pisans et vénitiens venus leur prêter main-forte au cours du siège. Tout ce qu’il distinguait, c’était une mer vide, dont la surface luisante évoquait les écailles d’un serpent.
La légende voulait qu’un dragon ait jadis habité l’île où se dressait le Pharos. Un dragon si terrifiant que même les flots n’osaient l’approcher. Amaury fronça les sourcils, aspira une profonde goulée de l’air marin aux senteurs iodées, et se tourna vers Guillaume, dont le visage disparaissait dans l’ombre :
— Mais la co-co-coquille ?
— Pardon, Sire ? demanda Guillaume, qui ne comprenait pas ce que le roi voulait dire.
— La co-co-coquille, insista Amaury, qu’est-ce que c’est ?
— Ah, la coquille… Eh bien, en vérité, Sire, ce serait le toit de l’univers. Celui sous lequel se meuvent les différents corps célestes tournant autour de notre planète, tels que les étoiles, le soleil ou la lune. La coquille, c’est le ciel.
— Ah ! Fort bien, je comprends maintenant…
Le roi de Jérusalem partit alors d’un fou rire qui eût inquiété sa garde rapprochée et son vieil ami Guillaume, si ceux-ci n’avaient eu l’habitude de ces crises. Il n’était pas rare, en effet, que dans les situations les plus incongrues Amaury se mit à rire bruyamment, pendant plusieurs minutes au cours desquelles il devenait sourd à ce qu’on essayait de lui dire. Tout à son hilarité, il n’entendait plus rien.
Généralement, ces crises passaient seules, mais elles inquiétaient le bas peuple qui se demandait si un démon n’avait pas élu domicile dans la tête de son roi. Il n’en était rien, et si Amaury avait déjà été saisi de violents fous rires au cours d’un procès, d’un combat, voire d’une réception chez tel ou tel souverain allié, il parvenait toujours à s’arrêter et faisait alors une remarque pour le moins inattendue. Ce qui arriva ce soir-là, quand, ayant séché ses larmes et recouvré son sérieux, Amaury dit à Guillaume :
— Pardonne-moi, mon vieil ami… Je p-p-pensais seulement à ce qui se
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