Morgennes
hommes avaient porté des fagots de bois dans un immense réceptacle situé en haut de la tour, et y avaient mis le feu. La flamme, en s’étirant, lécha le sommet du Pharos, et telle une langue de dragon en couvrit la voûte, noire de suie depuis déjà plusieurs siècles. Amaury mit sa main devant le feu. Il se demandait : « La lumière du phare sera-t-elle assez forte pour projeter son ombre sur la ville ? » Regardant ses longs doigts boudinés ornés de bagues en plaqué or, il esquissa un vague sourire puis se tourna vers Guillaume :
— La cérémonie de ce soir devrait être belle. Les habitants ne la verront pas, mais l’ombre de la Sainte Croix planera sur eux…
Il y eut un craquement dans le dos d’Amaury, qui leva la tête et plongea ses yeux gris dans les yeux de Guillaume :
— Que penses-tu de cette ville ?
— Elle est magnifique, dit Guillaume.
En vérité, il était amer. La beauté d’Alexandrie lui importait assez peu. Il repensait aux années d’efforts passées à Constantinople pour arracher un accord au basileus, au mal qu’il s’était donné… Et au fait que tout cela avait été réduit à néant lorsque les Hospitaliers, les nobles du royaume et un soi-disant ambassadeur du prêtre Jean avaient convaincu le roi d’attaquer l’Égypte, sans attendre Constantinople.
— Mais elle aurait été plus belle entre vos mains et celles du basileus, qu’entre les vôtres et celles de vos nouveaux alliés.
— L’important, c’est qu’elle soit entre les miennes ! dit Amaury.
Et il rit au nez de Guillaume quand ce dernier lui affirma qu’il était impossible que Palamède fût l’ambassadeur du prêtre Jean, puisque ce dernier n’existait pas !
— Majesté, vous n’auriez pas dû attaquer…
— Nous parlerons de t-t-tout cela plus tard, poursuivit Amaury en offrant son visage aux flammes du formidable feu qui brillait au centre du phare. Regarde plutôt, ne dirait-on pas qu’Alexandrie dispose de son p-p-propre soleil ? Et qu’elle se t-t-trouve au centre de son p-p-propre cosmos, dont les astres se nomment Damas, Le Caire, Jérusalem, Constantinople ?
— Vous êtes d’humeur poétique, ce soir, Majesté !
— Je songe à l’heure où nous d-d-dresserons la Vraie Croix sur la ville…
Reprenant appui des deux mains sur la balustrade, Amaury demanda :
— Crois-tu que le phare ait pu guider les Rois mages jusqu’ici ?
— Non, rappela Guillaume, Jésus n’est pas né à Alexandrie. C’est…
— À Nazareth, oui c’est vrai. J’avais oublié ce d-d-détail…
Portant la main devant sa bouche, Amaury étouffa un début de fou rire, toussa deux ou trois fois pour se redonner contenance, et ajouta :
— Cela dit, c’est bien d-d-dommage. Admire, fit-il en montrant le coucher de soleil. N’est-ce pas magnifique ? Et ce phare ? Ah, dis-moi, p-p-pourquoi Jésus n’est-il pas né en cet endroit ?
De nouveau, il se retourna vers la flamme, et resta ainsi quelques instants, savourant la chaleur qui lui caressait le visage et lui chauffait la poitrine.
Guillaume regarda son roi avec une infinie tendresse. Il aimait cet homme. Malgré ses maladresses, ses emportements, l’injustice même dont il pouvait faire preuve, il l’aimait. De tout son cœur. Ce roi avait la tête pleine de rêves impossibles. Il se voyait un destin à la roi Arthur, avec sa table ronde, son Merlin (qu’il aurait incarné lui, Guillaume), sa Guenièvre, son Graal et pour Excalibur, sa Crucifère. Un roi qui avait de grandes ambitions pour la Terre sainte, et qui lui rendit son regard.
Amaury était venu en Égypte à l’invitation du vizir Chawar, afin de l’aider à repousser les assauts de Chirkouh le Borgne et de Saladin. En agissant ainsi, Amaury poursuivait la politique de ses prédécesseurs, qui cherchaient à empêcher que l’Égypte ne tombe entre les mains du calife de Bagdad.
Avait-il réussi ?
Pas encore. Mais ses rêves de conquête étaient en voie d’être réalisés. Son frère et son père auraient été fiers de lui. Amaury inspira profondément, cherchant à faire entrer la nuit d’Alexandrie dans ses poumons. À cet instant, la plainte mélancolique de plusieurs cornes de brume s’éleva dans la cité. La tour disposait en effet, à chacun de ses angles, de formidables statues représentant des tritons tenant en leur bouche un immense coquillage. Un long tube de cuivre placé à l’arrière permettait à des musiciens
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