Morgennes
de sauver leur église sous les coups des soldats égyptiens. Faisant tourner en l’air sa lourde chaîne, Morgennes la lança vers l’officier installé dans le char. Touché à la poitrine, celui-ci vacilla puis fut expulsé de son attelage. La foule explosa sa joie. Nerveux, plusieurs soldats égyptiens se tournèrent vers Morgennes, qui fit reculer Iblis et tira sur sa chaîne. Il ne voulait pas que Chawar ait le temps de se relever, aussi poussa-t-il un court galop, traînant derrière lui la carcasse du chef des Égyptiens.
C’est alors qu’un cri retentit :
— Morgennes, arrête !
Ayant reconnu la voix d’Alexis de Beaujeu, Morgennes se figea et regarda dans sa direction.
— Alexis, que veux-tu ?
— Ne lui fais pas de mal ! Cet homme est notre allié !
Laissant à ses compagnons d’armes la charge de tempérer l’ardeur des soldats égyptiens, Morgennes prit soin d’assurer sa prise, et demanda :
— Ce vieux chauve ? Il s’en prend aux coptes, et tu l’appelles « allié » ?
— C’est le vizir d’Égypte. Un ami d’Amaury. Un protégé du prêtre Jean !
Morgennes donna du mou à sa chaîne pour libérer Chawar, et lui ordonna :
— Laisse les coptes en paix, sinon il t’en cuira !
Chawar émit une sorte de sifflement, remonta sur son char et disparut dans un tonnerre de roues et de soldats courant au petit trot derrière lui. Les coptes s’agenouillèrent aux pieds de Morgennes afin de le remercier, mais celui-ci leur dit :
— Je n’ai rien fait. C’est elle qu’il faut remercier, dit-il en désignant la croix de la cathédrale Saint-Marc. C’est elle qui m’a appelé.
Mais il voyait à leurs regards qu’ils n’oublieraient pas – et ce fut pour lui comme un baume passé sur ses souffrances.
Après avoir traversé la longue digue de terre qu’Alexandre le Grand avait bâtie pour relier l’île du Pharos au reste de la ville, Alexis et Morgennes arrivèrent à portée d’arc du grand phare.
On aurait dit un immense dragon de marbre aux ailes repliées, crachant vers les étoiles son message de feu. Dans la journée, d’épaisses fumées noires prenaient le relais, et montaient vers le ciel en une colonne aussitôt assaillie par les vents ; colonne qu’il fallait sans arrêt renforcer, en ajoutant moult fagots de bois, fiasques d’huile et blocs de charbon dans le foyer, afin que toujours, toujours, les capitaines des navires puissent savoir vers où se diriger. Les côtes restaient néanmoins fort dangereuses, comme si les écueils se déplaçaient d’eux-mêmes sous les coques des nefs afin d’envoyer les marins servir de goûter aux sirènes. Parfois, un navire faisait voile vers Alexandrie, guidé par le phare. Aucun obstacle sur sa route, aucun récif. Et pourtant… Le navire coulait, s’ajoutant aux innombrables épaves dont les capitaines du port s’efforçaient de tenir à jour le compte, en les inscrivant sur un registre qui tenait autant de la carte marine que du livre des morts.
Certains marins disaient que c’était à cause de la nymphe Idothée. Elle était toujours là, tapie aux abords de la ville, cherchant à se venger des dieux qui l’avaient remplacée et de leurs serviteurs humains.
Oui, dieux, dragons, nymphes et saints se donnaient la main à Alexandrie, qui était en quelque sorte une Égypte en miniature – un condensé de toutes les merveilles que ce fabuleux pays avait à offrir. Morgennes se frotta les paupières, cligna deux ou trois fois des yeux. Oui, le phare était bel et bien un dragon ! Un dragon de pierre blanche, mais un dragon quand même. Difficile de dire s’il était ou non au service de la ville ; mais il valait mieux ne pas le mécontenter, de crainte qu’il ne lui prenne l’envie de la ravager, lui qui depuis quatorze siècles la protégeait, contre vents et marées.
À son tour, Alexis observa le sommet du phare, et vit un profond rougeoiement, juste à l’orée de la nuit. On aurait dit un œil géant dardé vers le ciel, comme un avertissement.
— Maudits soient ces Mahométans ! pesta-t-il en pensant à ce qu’ils avaient fait du Pharos.
Car si les Fatimides l’avaient conservé, des oulémas avaient tout de même exigé qu’il fût transformé en mosquée. La plus haute mosquée du monde, dont la gloire était supposée surpasser celle de Bagdad. Mais retomberait bientôt, quand Amaury aurait installé une gigantesque croix en lieu et place de l’immense croissant
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