Mort à Devil's Acre
redoutable
dragon…
Balantyne se remémora les semaines qui avaient précédé son
propre mariage, avant qu’il ait officiellement demandé la main d’Augusta à son
père. Il savait qu’il allait se marier, bien entendu, mais il lui avait été
agréable de caresser l’idée qu’il pouvait encore dire non et de savourer en
pensée toutes les occasions qui pourraient s’offrir à lui.
Il surprit le regard de Ross : ils s’étaient compris à
mots couverts.
— Je suppose que Christina a dû être bouleversée par l’annonce
de son décès…
C’était peut-être là l’explication de la tension qu’il avait
décelée chez sa fille. Christina, qui détestait porter le deuil, avait sans
doute réagi à sa façon.
Ross détourna le regard, le visage tendu.
— Pas particulièrement, répondit-il, bien qu’elle eût
de l’affection pour lui. Elle éprouve de l’affection pour un grand nombre de
personnes, ajouta-t-il tout bas.
Balantyne sentit la transpiration le picoter. De l’affection ?
Son gendre usait-il d’un euphémisme pour décrire un comportement indécent et
immoral ? Ou était-ce le désir violent qu’il éprouvait pour Charlotte, qui
lui faisait venir le rouge aux joues et lui faisait voir sa fille sous un jour
plus noir qu’il n’était en réalité ? Avait-elle, elle aussi, été submergée
par un désir irrésistible, mais dépourvu d’amour ?
Il observa Ross, qui regardait le feu dans la cheminée. Il
avait un visage fermé, à la forte ossature ; mais sa bouche sensible
trahissait une grande vulnérabilité. Ne pas respecter son intimité serait
impardonnable.
À cette minute, Balantyne crut deviner ce que son gendre ne
lui avouerait jamais : Christina était une femme aux mœurs légères. Comment
était-ce arrivé, il ne le saurait jamais. Ross avait peut-être attendu d’elle
une maturité, une délicatesse dont elle s’était révélée incapable ? Peut-être
l’avait-il comparée à Helena Doran, son grand amour ? Jamais on ne doit
comparer deux femmes. Et pourtant, Dieu sait que cela est facile, lorsque l’on
a vraiment aimé ! N’y avait-il pas, imprimé dans son cerveau, le souvenir
vif et douloureux du regard de Charlotte plongé dans le sien, qui ne souffrait
aucune comparaison et qui condamnait sans appel toute autre relation ?
Il devait penser à Christina. Jeune mariée, elle avait dû
être troublée, blessée, de ne pas savoir en quoi elle avait déçu les attentes
de son époux. Un homme doit gentiment initier son épouse et se montrer patient,
lui laisser le temps d’apprendre tout ce qui est nouveau pour elle… les
relations physiques… Il réfléchit. Christina était-elle vraiment une pure jeune
fille lorsqu’elle avait épousé Alan ? Le souvenir des tragiques événements
de Callander Square lui revint en mémoire. À l’époque, Augusta avait
obstinément refusé de lui parler de certaines choses… Elle s’était occupée de
tout, avec une réelle compétence, mais sans jamais rien lui dire.
Christina cherchait-elle à s’assurer auprès d’autres hommes
qu’elle était désirable, parce que son mari l’avait rejetée, exclue de son
monde ? Ou était-elle seulement une femme dépravée ne pouvant se contenter
d’un seul homme ? Pourtant, dans un couple, à défaut de désir, demeure la
confiance, la fidélité…
Jusqu’à quel point était-il fidèle à Augusta ? La
veille, seule la crainte de blesser Charlotte l’avait empêché de la toucher, de
la prendre dans ses bras, de l’embrasser, d’exiger d’elle… Quoi ? Tout, peut-être !
Et aussi un certain égoïsme, la crainte d’être repoussé, de lire dans ses yeux
un rejet horrifié au moment où elle aurait compris le désir qui le taraudait. Nul
souci de sa fidélité à Augusta, alors. Pas une seconde il n’avait pensé à elle.
Pis que cela, Charlotte aurait été irrémédiablement blessée
d’apprendre les tourments qu’elle avait fait naître en son cœur. Il la perdrait.
Elle ne reviendrait pas à Callander Square. Ils ne se retrouveraient plus en
tête à tête pour partager ne serait-ce qu’une tendre et platonique amitié. Le
jugerait-elle ridicule, ou pire, pitoyable ? Il repoussa cette idée ;
il n’y avait rien de honteux à aimer.
Christina avait-elle hérité de lui ce besoin d’infidélité ?
Il n’avait jamais évoqué avec elle des sujets tels que la loyauté ou la
tempérance ; il avait laissé ce soin à Augusta.
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