Mort à Devil's Acre
gens
influents. Nous ne pouvons guère faire modifier la loi, mais en revanche l’opinion
publique peut être alertée, afin que les misérables qui abusent des enfants se
retrouvent dans une position insupportable.
Elle leva les yeux vers lui et croisa son regard, le mettant
au défi de la contredire. Aucun argument ne la ferait revenir sur ses opinions.
Lorsqu’il le comprit, Balantyne sentit une sorte d’allégresse l’envahir.
— Ma chère enfant, dit-il avec honnêteté, je ne
voudrais pas vous faire changer d’avis…
— Je vous demande pardon ? fit Charlotte, perplexe.
— N’êtes-vous pas en train de me mettre au défi de vous
contredire, de m’entendre vous désapprouver ?
Le visage de la jeune femme se détendit. Elle lui sourit et
à cet instant, Balantyne s’aperçut avec horreur qu’il avait une folle envie de
la toucher. La communion d’esprit ne lui suffisait plus. Certains sentiments
étaient à la fois trop forts et trop délicats pour être transmis par un moyen
aussi limité que la parole. Un flot de sensations endormies depuis de trop
longues années se libérèrent dans un torrent tumultueux, détruisant son
équilibre. Il aurait voulu voir cet après-midi s’étirer indéfiniment, sans que
la nuit tombât, et empêcher qu’Augusta, en revenant, le ramenât à la normalité
et le renvoyât à sa solitude.
Charlotte le regardait. Avait-elle deviné ses pensées ?
L’interrogation s’éteignit dans ses yeux et elle détourna la tête.
— Seulement sur ce point, dit-elle d’une voix douce. Parce
que je sais que j’ai raison. Mais il y a beaucoup d’autres sujets sur lesquels
je serais bien obligée d’être d’accord avec vous, si vous me preniez à défaut. D’ailleurs
je me sens en tort vis-à-vis de vous.
Il ignorait à quoi elle faisait allusion, mais n’osa pas le
lui demander de peur de s’immiscer dans sa vie privée. Il savait qu’elle ne
disait pas cela pour faire bonne impression sur lui, ou par fausse modestie. On
l’aurait dite troublée par un étrange sentiment de culpabilité.
— À chacun ses défauts, ma chère, fit-il gentiment. Chez
les êtres que nous aimons, seules comptent les vertus, qui l’emportent sur les
défauts. Nous choisissons de ne pas voir leurs petits travers ; nous les
connaissons, mais ils ne nous choquent pas. Si les gens n’avaient aucune
faiblesse, aucun besoin, que pourrions-nous leur offrir de nous-mêmes qu’ils
pourraient apprécier ?
Elle se leva vivement de son fauteuil ; un bref instant,
Balantyne crut voir une larme briller dans ses yeux. Avait-elle deviné ce qu’il
pensait – ce qu’il était en train d’essayer de dire et qu’en même temps il
refusait d’avouer ? Oui, il l’aimait. Les mots étaient là, enfin formulés
clairement dans son esprit.
La plonger dans l’embarras serait impardonnable. Il devait à
tout prix se comporter correctement. Rejetant les épaules en arrière, il se
redressa sur son siège.
— Vous vous êtes engagées toutes deux dans un combat
utile et juste, dit-il, espérant garder un ton normal, ni trop lointain, ni
trop affecté.
Elle regardait le jardin par la fenêtre, le dos tourné.
— Oui, mais nous ne sommes pas seules. Lady
Cumming-Gould est très concernée, elle aussi, ainsi que Mr. Somerset Carlisle, qui
siège désormais au Parlement. Je crois que nous avons déjà accompli un bon
travail.
Elle se retourna enfin et lui sourit.
— Je suis si contente que vous approuviez notre action !
Maintenant que je le sais, je dois vous avouer que j’aurais été très déçue si
vous m’aviez critiquée.
Il sentit de nouveau le rouge lui monter aux joues, avec un
plaisir mêlé de souffrance. Il ne supportait pas qu’elle s’en aille, mais l’idée
de la voir rester lui était intolérable. Il ne devait pas se trahir. Son émoi
était si profond et si incontrôlable qu’il éprouvait le besoin de rester seul.
— Tenez, dit-il en prenant les lettres du soldat posées
sur le bureau. Emportez-les chez vous pour les relire à votre guise.
Elle le comprit à demi-mot.
— Merci. J’en prendrai grand soin, dit-elle avec
douceur. Ce soldat est notre ami, désormais. Je vous sais gré de ce merveilleux
après-midi. Au revoir, général.
Il prit une profonde inspiration et tira sur le cordon de la
sonnette.
— Au revoir, Charlotte.
Lorsque le valet ouvrit la porte, il la regarda s’éloigner, bien
droite, la tête haute, et demeura longtemps
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