Mort à Devil's Acre
cristaux glacés leur
piquaient les joues.
Balantyne traversa la chaussée et partit en courant à
travers le parc, dont la pelouse était recouverte de neige. De l’autre côté de
Callander Square, ils virent l’attelage de Christina qui ralentissait pour
tourner le coin de la rue. Au loin ils aperçurent, dans le halo des réverbères,
un cab qui faisait le tour de la place.
— Cocher ! hurla Balantyne en agitant les bras. Cocher !
Charlotte avait toutes les peines du monde à se maintenir à
sa hauteur, car il lui fallait courir au milieu des buissons et des arbustes
enneigés. Ses bottines, le bas de sa robe étaient trempés et ses doigts
tellement engourdis qu’elle ne chercha même pas à prendre la paire de gants qui
se trouvait dans son sac.
Sir Robert Carlton se trouvait dans le cab. Balantyne ouvrit
la portière et cria pour se faire entendre dans la tempête :
— Désolé, Robert, il y a urgence. J’ai besoin du cab !
Comptant sur la générosité de son vieil ami, il tendit la
main pour l’aider à descendre, puis saisit Charlotte par la taille et la hissa
à l’intérieur. Il ordonna au cocher de suivre l’allée où l’attelage de
Christina venait de disparaître, tout en lui lançant une poignée de piécettes. L’homme,
transfiguré à la vue de l’argent, lança, tel Jehu [8] , son
fiacre à la poursuite de la voiture. Balantyne, déséquilibré, faillit être
précipité sur le plancher.
Charlotte s’assit sur la banquette où elle avait atterri et
s’agrippa à la poignée. Elle ne songea même pas à arranger sa robe pour
reprendre un aspect présentable. Le cab tourna à l’angle de la place, à toute
allure. Balantyne, la tête à la portière, scrutait la rue, craignant de perdre
de vue la voiture de Christina, dans ce maelstrom.
L’épaisse couche de neige absorbait le bruit des sabots des
chevaux. Le cab lancé au grand trot était ballotté en tous sens quand les roues
dérapaient, puis se redressait et reprenait sa route en tanguant dangereusement.
En d’autres circonstances, Charlotte aurait été terrifiée, mais elle ne pensait
qu’à la jeune femme armée d’un pistolet. L’angoisse lui donnait la nausée, lui
faisant oublier sa propre sécurité. Quelles étaient les intentions de Christina ?
Avait-elle découvert que le tueur de Devil’s Acre n’était autre que son propre
mari ? Allait-elle l’assassiner, ou lui proposer de se suicider ?
Balantyne rentra la tête à l’intérieur. Son visage était
rougi par le vent et ses cheveux tout incrustés de neige.
— Ils sont toujours devant nous. Dieu sait où elle nous
emmène !
Les mots s’échappaient avec difficulté de ses lèvres glacées.
Charlotte fut brusquement projetée contre lui lorsque le cab
prit un virage brutal. Il la retint un instant, puis l’aida à se redresser.
— J’ignore où nous sommes, reprit-il. On ne voit que de
la neige et, de temps en temps, un réverbère. Je ne reconnais rien.
— Christina rentre peut-être chez elle ? suggéra
Charlotte, qui regretta aussitôt ses paroles.
— Non, je ne crois pas. J’ai l’impression que nous nous
dirigeons vers la Tamise.
Pensait-il lui aussi à Alan Ross ?
Le véhicule avançait par embardées dans un univers
silencieux ponctué du bruit étouffé des sabots et du claquement du fouet du
cocher qui encourageait son cheval de la voix. Ils ne voyaient au-dehors que
des flocons de neige tourbillonnants dans les îlots lumineux qui entouraient
les réverbères, puis se retrouvaient plongés dans l’obscurité, jusqu’à l’apparition
du lampadaire suivant, avec sa petite lune ronde perchée en haut de son pilier
de fer.
Le cab avait maintenant réduit l’allure, il filait au petit
trot et tournait de plus en plus souvent. Apparemment, le cocher n’avait pas
perdu de vue la voiture de Christina, car il ne se pencha pas pour demander des
instructions.
Où diable allait-elle ? Prévenir Adela Pomeroy ? À
quel sujet ? Avait-elle loué les services d’un tueur pour assassiner son
mari ?
Les réponses se bousculaient dans la tête de Charlotte et
aucune ne lui semblait juste. Elle rejetait sans cesse la seule qu’elle savait
être la bonne : Christina Ross retournait à Devil’s Acre, vers le vice et
la mort…
Balantyne ne disait rien. Il préférait combattre seul les
cauchemars qui l’assaillaient.
Encore un virage, une rue enneigée, un carrefour et le cab s’arrêta
enfin. Le visage du
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