Mourir pour Saragosse
faire preuve d’un optimisme inconsistant.
Mon congé touchant à son terme, je dus reprendre du service et partir dans les plus brefs délais pour les Abruzzes, une perspective qui n’avait pas de quoi me réjouir. Arrivé à Marseille, j’appris avec soulagement que François, alors que je l’imaginais déjà mis aux fers dans une forteresse, avait été libéré et assigné à résidence… à Sarlat !
Après un long et éprouvant voyage à travers l’Italie, je retrouvai la garnison de Lanciano dans un état pitoyable. Les chefs et les soldats se conduisaient comme des satrapes, écumaient les villages pour se procurer des vivres, du vin et du fourrage, méprisaient la population et abusaient des femmes. Les doléances s’accumulaient sur le bureau de l’officier responsable, sans qu’il daignât y répondre.
Remplir ma mission et ramener de l’ordre dans cette ignoble chienlit mobilisa ma volonté et mon autorité. Je dus, en dépit de mon aversion pour ces pratiques, jeter dans les caves du château où se tenaient nos services une douzaine d’hommes et faire passer par les armes trois fortes têtes qui avaient menacé de « me faire la peau ».
J’eus l’amère satisfaction de constater que ces mesures disciplinaires avaient atteint leur but. Je fis reprendre exercices et manœuvres, remplaçai le pillage par la réquisition et interdis, sous peine de mort, le vol et le viol. Je passais pour un tyran mais je m’en moquais.
Il semblait que nous fussions abandonnés de tous, sans aucune nouvelle des autres garnisons cantonnées dans la Péninsule, si bien que j’aurais pu m’ériger en gouverneur des Abruzzes, ce qui, cela va sans dire, ne m’effleura pas l’esprit !
Notre situation allait se compliquer avec l’apparition d’une épidémie de dysenterie due à une mauvaise nourriture et à de l’eau insalubre. Notre service sanitaire ne comportait qu’un infirmier qui passait plus de temps à boire qu’à soigner ses patients. Je dus lui mettre mon revolver sur la tempe pour le rappeler à son devoir.
Il me venait quelques compensations : des invitations chez des hobereaux et des notables de Lanciano et des environs. Je faisais bonne chère chez ces gens incultes et à moitié sauvages, qui me conviaient à chasser le loup et l’ours, ce qui, malgré mes préventions, me procurait quelque agrément.
J’en trouvai un de nature différente dans la compagnie d’Alicia, fille du propriétaire du moulin à huile de Lanciano. Elle m’avait surpris par sa connaissance de la littérature ancienne et plus encore par la fougue qu’elle me prodiguait, avec la complicité de sa famille qui voyait en moi un futur gouverneur ou général.
Alors que je me morfondais dans cette maudite province, l’histoire marchait à grand pas, sans que j’en fusse informé.
Les relations avec l’Angleterre s’étaient gâtées au point que la paix semblait toucher à son terme.
L’Angleterre, en vertu du traité d’Amiens, avait évacué l’Égypte mais conservé l’île de Malte, position stratégique en Méditerranée. Le Premier consul préparait à Boulogne un débarquement sur les côtes anglaises. Un redoutable conjuré, Cadoudal, avait été pris et exécuté. Capturé en Allemagne, un prince de l’émigration, le duc d’Enghien, avait été fusillé dans les fosses de Vincennes…
François Fournier avait été bon prophète : le bruit se confirmait, selon lequel le Premier consul s’apprêtait à se faire proclamer empereur. Depuis son voyage à Aix-la-Chapelle, beaucoup n’en doutaient plus. Il avait fait exhiber dans cette ville, au cours d’une procession, les reliques de Charlemagne. On murmurait sous le manteau qu’il se préparait à « faire rentrer au port le navire République … pour le mettre en cale sèche ».
Ce que je jugeais inconcevable se produisit peu après. Une lettre de François me relata en termes ironiques la cérémonie du sacre à Notre-Dame, le 2 décembre de l’année1804. Trois mois plus tard, l’Empereur coiffait à Milan la couronne de fer des rois de Lombardie.
En apprenant ce dernier événement, le Tzar, dit-on, s’écria : « Décidément, l’ambition de ce Bonaparte ne connaît pas de bornes. S’il veut la guerre, il l’aura, et le plus tôt sera le mieux ! » Il donnait ainsi le signal d’une coalition aux dimensions du continent.
Devenu vice-roi d’Italie par grâce impériale, le beau-fils de l’Empereur, Eugène
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