Mourir pour Saragosse
politesses.
C’est contre cette prise en main du pouvoir et la nomination par l’Empereur de son frère Joseph, roi de Naples, comme nouveau souverain, que la population de Madrid avait pris les armes, et que Murat, le sabre au poing, avait joué les centaures.
Dans les semaines qui avaient suivi cette usurpation, toutes les provinces d’Espagne étaient entrées en insurrection, rendant nécessaire la présence d’une importante force armée.
Avant son départ pour Naples où il allait succéder au roi Joseph, Joachim Murat me convia à une réception dans sa résidence près de Madrid, le somptueux château de Chamartin.
Après avoir sabré le champagne, il m’attira dans l’angle d’une fenêtre et me dit :
– Mon cher Barsac, j’ai beaucoup apprécié ton courage à Austerlitz et durant la journée de mai à Madrid. J’aimerais t’avoir auprès de moi pour commander ma garde. Alors, que choisis-tu ? Rester dans ce foutu pays ou jouir d’une vie agréable à Naples ?
Cette proposition me prenant de court, je demandai un temps de réflexion. Après une nuit passée à peser le pour et le contre, je lui fis part de ma décision : je préférais rester en Espagne.
– Cela ne me surprend pas, me dit Murat. Je vais donc te faire verser dans la division Lefebvre-Desnouettes. Desnouettes est d’un commerce agréable. Tiens ! je vais te donner une preuve d’amitié et de confiance, je t’offre le sabre dont j’étais armé contre les Turcs en Égypte. Lors de labataille d’Aboukir, il a tranché quelques têtes. Tâche d’en faire bon usage.
C’était une arme prestigieuse, avec sa garde damasquinée ornée d’un gros cabochon d’améthyste et marquée de ses initiales. J’exprimai ma confusion par un balbutiement. Il ajouta avec une tape sur mon épaule :
– Desnouettes va recevoir l’ordre de marcher sur Saragosse, la capitale de la province d’Aragon, sur les rives de l’Èbre, qui vient de s’insurger. Tu auras à te battre contre un grand homme : le prince José de Palafox y Melzi, issu de la vieille noblesse d’Espagne. Il va vous mener la vie dure. Saragosse est une belle et grande ville où les couvents et les églises se comptent par dizaines, si bien que, lorsque ça carillonne, on ne s’entend plus ! Elle a aussi des défenses redoutables. Je te souhaite bonne chance, capitaine Barsac.
Capitaine ? Il a dû anticiper, me dis-je, sur une éventuelle ou improbable promotion…
Murat se souvenait de ce prince qui se trouvait à Bayonne lorsque le piège s’était refermé sur la famille royale d’Espagne. Il y avait échappé, déguisé en muletier, pour se retirer en Aragon et organiser la rébellion. Murat avait eu raison de m’annoncer que Palafox, ce personnage qui semblait appartenir à l’imagerie médiévale, allait donner du fil à retordre à notre armée.
Les premières conséquences de l’insurrection me firent douter d’avoir fait le bon choix en renonçant à l’Italie. Le jour où l’une de nos patrouilles fut retrouvée sur la route de Talavera massacrée, les hommes atrocement mutilés, mes incertitudes s’envolèrent, sans qu’il puisse être question de revenir sur ma décision : Murat était reparti depuis une quinzaine.
L’Empereur refusait de voir se reproduire à Saragosse les événements de Valence où la majeure partie des Français résidant dans cette ville avait été exterminée.
Il avait confié à Desnouettes : « Ce sont moins les soixante mille habitants de Saragosse qui m’inquiètent que ce personnage remuant et dangereux : Palafox y Melzi. C’est pour les insurgés une sorte d’idole. Il faudra s’attaquer au socle de cette statue vivante. Je compte sur votre célérité… »
L’Empereur se trompait : avec ou sans Palafox, c’est avec la population, fanatisée par l’Église, qu’il fallait compter. Nous n’allions pas tarder à en avoir la preuve…
Lorsque, ayant quitté Madrid, notre armée eut pris la route en direction de l’Aragon, des négociants, expulsés ou en fuite, nous donnèrent des nouvelles de la situation à Saragosse.
L’insurrection y battait son plein, la junte ayant transformé en forteresse un ancien domaine de l’Inquisition, le château d’Aljaferia, aux portes de la ville.
Murat avait insisté pour que j’occupe les fonctions d’aide de camp de Desnouettes. Le général en était déjà pourvu mais, avec une telle recommandation, il finit par accepter ma
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