Mourir pour Saragosse
l’avant-garde ennemie quand un message urgent lui fut transmis par un aide de camp de Verdier : ordre d’arrêter toutes les opérations et de lever le siège.
À l’origine de cette mesure surprenante, les conséquences de la capitulation du général Dupont, à Bailén. Devant la menace d’un regain insurrectionnel, le roi Joseph I er avait quitté Madrid avec sa cour et son armée. Consternés par ces événements, conscients de nous être battus pour rien, nous avons levé le camp sous les quolibets de la population massée sur les remparts.
Les aigles impériaux venaient de perdre quelques plumes. Ce n’était qu’un début.
2
La comtesse Carla
Au cours du second semestre de l’année 1808, nous allions connaître des heures difficiles.
Chaque soir, en m’endormant sous ma tente, je me maudissais d’avoir refusé la proposition de Murat de l’accompagner à Naples. Quel sentiment, mélange d’orgueil et de bravade, m’avait conduit, écervelé que j’étais, à m’embarquer dans cette galère espagnole ? Peut-être l’emprise de Fournier, cette sombre brute qui ne rêvait que plaies et bosses, ou, plus vraisemblablement, la crainte de passer pour un pleutre aux yeux de Murat…
Je m’endormais sous ma tente en rêvant du Vésuve, des somptueuses côtes amalfiennes et des îles lumineuses. Je m’imaginais habitant un palais dominant la baie de Naples, avec, de ma terrasse, vue sur le volcan, au milieu d’un parc peuplé d’oiseaux de paradis. Au lieu de cela, je n’avais que ma tente pour abri, pour compagnons de mes nuits une colonie de poux et, le jour, le spectacle des montagnes austères et des déserts incandescents.
En regrettant notre retraite, Bandera m’avait rappelé opportunément l’échec de Charlemagne devant Saragosse : s’il avait eu nos armées et notre puissance de feu, il ne serait pas reparti bredouille et l’histoire de l’Espagne en aurait été changée pour des siècles.
Après l’abandon de son projet d’invasion de l’Angleterre et la liquidation de son camp de Boulogne, Napoléon avait reporté ses espoirs sur un blocus continental contre l’Angleterre. En Espagne et au Portugal cette mesure s’imposait si on ne voulait pas voir les armées anglaises occuper la Péninsule et nous prendre à revers en franchissant les Pyrénées. Cette éventualité était devenue pour Napoléon une obsession quotidienne.
Les événements étaient loin de conforter ses plans. L’insurrection battait son plein en Espagne et le général Junot, vaincu au mois d’août par les Anglais, à Vimeiro, les laissait disposer des côtes du Portugal ; ils étaient maîtres du pays.
Ç’avait été un jeu d’enfant pour l’Empereur que d’éliminer la dynastie des Bourbons d’Espagne ; autre chose était de pacifier le pays et de lui imposer sa loi. Il avait eu cette intention honorable d’éliminer la corruption sévissant à tous les niveaux de la société et, tout en protégeant le culte, de mettre l’Église au pas. En revanche, il s’était lourdement trompé en prévoyant la constitution d’une armée nationale à sa solde et en confiant le trône à Joseph qui n’en demandait pas tant. Ce pauvre homme supportait mal qu’on l’appelât Pepe botello (l’Ivrogne), alors qu’il était sobre, et que l’on fît litière de ses décrets.
Pour l’Empereur, la coupe était pleine.
Par chance, le calme revenu sur le continent et les armées impériales en disponibilité, il se préparait à ramener la paix en Espagne, avec trois points de chute : la Galice, la Castille et l’Aragon. Dans les premiers jours de novembre, il franchit la Bidassoa.
Un officier rencontré à Burgos, le général Louis-François Lejeune, qui allait devenir mon ami, se souvenait de l’entrée de l’Empereur à Irun. Alors que nous buvions du xérès à laterrasse d’une taverne, dans le dernier soleil d’automne, il me dit :
– Nous avons eu l’heureuse surprise de voir l’alcade et le corregidor se présenter à nous avec déférence. En quelques heures, ils avaient réquisitionné à l’intention de l’état-major les meilleurs hôtels particuliers, organisé des cantonnements dans les faubourgs pour nos troupes et prévu un banquet où étaient conviés tous les notables.
Il alluma un cigare avant de poursuivre :
– À Burgos, ce fut une autre chanson. Rien n’avait été prévu pour nous recevoir. Ni logement, ni subsistances, ni fourrage.
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