Mourir pour Saragosse
les fenêtres, la gorge ouverte.
Je ne sortis pas indemne de ce féroce engagement.
J’y perdis mon nouveau cheval d’ordonnance, un fringant arabe que je regrettai car nous nous étions pris d’une affection mutuelle. J’eus les reins meurtris par un fauteuil tombé du ciel et faillis perdre connaissance. Un projectile arracha une queue à ma coiffure et me frôla le crâne ; un autre pénétra dans ma cuisse gauche.
Faisant fi de ma douleur, je me battis avec ardeur au sabre et au pistolet contre des diables armés de couteaux et d’escopettes jaillissant de partout. J’étais dans un tel état de faiblesse, ayant perdu beaucoup de sang, que je fus contraint de rompre le combat pour me réfugier à l’infirmerie où les blessés se bousculaient dans un concert de gémissements et de hurlements.
De tous nos officiers supérieurs, pas un ne se tira de cette bataille sans une blessure. Alors que la mêlée tirait à sa fin, Lefebvre-Desnouettes était parvenu à transmettre à Palafox un message portant un seul mot : « Capitulation ? » Il lui fut répondu sur le même ton : « Guerra y cuchillo ! » (« La guerre au couteau ! »).
La moitié de la ville était en notre pouvoir sans que la population qui s’y accrochait eût renoncé à mettre bas les armes. Nous n’occupions qu’un champ de ruines, un charnier où des cadavres de chevaux éventrés se mêlaient aux morts français et espagnols que l’on tardait à emporter. Avec la chaleur, l’odeur devint pestilentielle. Le drapeau espagnol flottait encore au-dessus de nos têtes, au sommet de la Torra-Nueva, comme une ultime et inutile provocation.
À la nuit tombante, des combats sporadiques se déroulaient encore en divers points de la ville et sur le Cosso.
Le lendemain, le frère de Palafox, don Francisco de Lazán, parvint à faire entrer dans la ville, en forçant nos lignes,quelques compagnies de mercenaires suisses et de volontaires aragonais suivies d’un important convoi de poudre, de munitions et de farine.
Le même jour, la junte tint au palais de l’Inquisition une séance qui prit très vite un caractère solennel. La population ayant montré son esprit de sacrifice, il fut résolu que la résistance se poursuivrait rue après rue et maison après maison. On défendrait le faubourg d’Arrabal, en faisant sauter le pont au besoin. Palafox décida de mettre en lieu sûr, hors de la ville, la statue miraculeuse de Notre-Dame del Pilar ; elle veillerait de loin sur les combattants…
Nous ignorions l’ampleur des pertes infligées aux Espagnols, pour les soldats comme pour les civils ; elles semblaient considérables. Quant à notre bilan, nous n’avions pas lieu de nous en réjouir : il s’établissait à environ cinq cents morts, quinze cents blessés et beaucoup de chevaux abandonnés sur le champ de bataille. Bon nombre de soldats qui avaient pénétré dans des maisons n’en étaient pas ressortis.
La panique régnait aux infirmeries logées dans des maisons abandonnées des faubourgs ou sous des tentes. Débordés, les médecins, les chirurgiens et les infirmiers ne savaient plus où donner du bistouri ou de la scie. En raison de la chaleur, de nombreuses blessures menaçaient de s’infecter et de se gangrener. La dysenterie n’allait pas tarder à compliquer les conditions sanitaires.
La balle qui avait pénétré ma cuisse fut extraite par un chirurgien qui avait dû apprendre son métier à la Grande Boucherie parisienne. Je réchappai non sans peine du supplice et restai trois jours inerte, à demi-mort de chaleur et de soif. Mes autres blessures étaient superficielles.
Nous avions du souci à nous faire quant aux suites de nos opérations.
Rue par rue, maison par maison, renforcé par la troupe de don Francisco de Lazán, l’ennemi reprenait du poil de la bête. Quelques jours après l’assaut, notre conquête réduite comme peau de chagrin, nous ne tenions plus qu’un huitième de la ville.
Le 7 août, notre agent nous apprit une nouvelle inquiétante : en parcourant les environs, Palafox avait réussi à rassembler une armée d’environ trois mille hommes, pour la plupart des paysans qui, s’ils n’avaient pas la pratique de la guerre, savaient se servir d’un fusil et se battre au corps à corps.
À la tête de deux bataillons, Lefebvre-Desnouettes se porta à sa rencontre sur la route de Lérida et la trouva dans les parages de Villa-Mayor. Il allait fondre sur
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