Mourir pour Saragosse
révulsent.
– Je n’y prends moi-même aucun plaisir, quand je songe que je pourrais, au lieu de me trouver dans ce charnier, être bien au chaud devant ma cheminée, à Strasbourg, mais le peintre que je suis se doit d’être un observateur vigilant et de traquer la beauté où qu’elle se trouve, fût-ce dans les viscères d’un cheval éventré comme celui qui agonise, là, près de nous. Achevez-le, je vous prie. Ses gémissements m’indisposent.
Je sortis mon pistolet et logeai une balle dans le chanfrein de ce bel animal, martyr innocent de notre cruauté.
Dans les premiers jours d’un mois de décembre sombre et gorgé de pluie glacée, l’armée impériale que venait de rejoindre le maigre contingent conduit par le roi Joseph, se trouva sous les murs de Madrid, dans l’attente d’une reddition de la place.
Un négociant français parvenu à s’évader avec sa famille nous informa que la ville était en effervescence. On dépavait les rues pour dresser des barricades, on entassait des ballots de laine sur les brèches des remparts, des trompettes sonnaient l’alerte générale et les cloches le tocsin.
Envoyé par l’Empereur, avec un drapeau blanc, le général Bessières faillit ne pas revenir : il avait été insulté, brutalisé et, un sabre pointé sur la poitrine, avait cru sa dernière heure venue. Sur le chemin du retour, il avait été lapidé par la foule. Cet épisode me rappela ma mission auprès de Palafox, quelques mois plus tôt.
Nous allions devoir nous préparer à un assaut.
Le 2 décembre, jour anniversaire de la victoire d’Austerlitz, fut marqué par une revue des troupes alignées dans l’immense jardin du Retiro et par un grand banquet sous la tente impériale. Les hommes furent récompensés de leurs épreuves par une double ration de vin.
L’Empereur avait convié le président de la junte, le marquis de Castellar, à un entretien. Pur geste de courtoisie : il en attendait un refus. À l’heure dite, le marquis se présenta avec une escorte. L’Empereur lui tint un petit discours :
– Ma volonté, monsieur le marquis, est de respecter cette ville qui abrite tant d’hommes sages et de familles pacifiques. Je serais navré de devoir la conquérir par les armes. Évitons effusion de sang et destructions. Daignez donc ouvrir vos portes à votre roi et à notre armée…
Nous n’attendions pas de miracle. La réponse, proférée sur un ton hautain et méprisant, fut négative. Le conflit était ouvert.
Lorsque nos batteries entrèrent en action, les souvenirs de Saragosse se bousculèrent dans ma mémoire. Les premières bordées s’attaquèrent aux remparts puis à l’intérieur de la ville. Une caserne fut, en une heure ou deux, réduite à l’état de ruine. Quelques quartiers étaient la proie des flammes. Des batteries installées sur les fortifications ne restaient que des débris.
Après deux jours de bombardements intensifs, la junte, pressée par la population, demanda une suspension d’armes. L’Empereur reçut les émissaires qu’il traita avec rudesse et dont il exigea une soumission sans condition.
Le 4 décembre, au lever du jour, les membres de la junte, le marquis de Castellar en tête, vinrent au château de Chamartin, dont l’Empereur avait fait sa résidence, pour se rendre. Après leur avoir reproché leur obstination, il les assura de sa clémence et promit que le roi respecterait leur religion et leurs traditions.
Le pardon impérial accordé, le général Belliard occupa son poste de commandant militaire de la capitale et s’occupa de loger la troupe. Dans l’heure qui suivit la sonnerie des cloches annonçant la fin des hostilités, les habitants avaient détruit les barricades et repavé les rues.
Après avoir redouté d’assister à une deuxième version du siège de Saragosse, j’éprouvais un grand soulagement. Ce jour-là, la tempête de la nuit avait balayé les nuages et le soleil faisait resplendir la neige au sommet des montagnes.
Le 8 décembre, l’Empereur quittait Chamartin pour entrer dans Madrid en compagnie de son frère, le roi Joseph. Afin d’impressionner la population madrilène, aussi sensible à la clinquaille que la nôtre, il organisa sur-le-champ, au Prado, une revue digne de celles de Paris.
Je fus de cette fête, parmi les six aides de camp du général Lejeune qui paradaient dans la tenue « à la hongroise » que celui-ci avait créée quelques années auparavant à la
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