Mourir pour Saragosse
L’Empereur était furieux, et moi de même. J’ai trouvé un abri dans une grange et dormi sur de la paille pourrie.
– Je suis passé dans cette ville au retour de Saragosse, lui répondis-je. Nous étions dans la même situation que vous. J’ai tenté d’arrêter un pillage au risque de me faire écharper. Nos hommes, qui se ruaient comme des fauves sur les boutiques et forçaient la porte des particuliers, étaient fatigués et affamés. Ce n’était pas le bon moyen de nous faire aimer de la population…
Nous ignorions à quels objectifs l’Empereur nous destinait. Sans doute sur Madrid, toujours aux mains des insurgés depuis le départ du roi Joseph.
Je me suis très vite pris de sympathie pour Lejeune, ce jeune officier de belle allure et apprécié de ses supérieurs. Il ne tarda pas à me révéler sa passion pour la peinture qu’il avait étudiée et pratiquée à Paris, avec un maître prestigieux : David. Il deviendrait une sorte de peintre officiel de la guerre d’Espagne. Ses toiles seraient exposées à Versailles.
Nous allions, quelques jours plus tard, prendre la route de Madrid par Lerma et Aranda de Duero.
Partout, nous étions accueillis par des grimaces. À notre approche, les habitants fuyaient dans les déserts et les montagnes. Nous ne trouvions sur notre passage, après les unités qui nous précédaient, que des villages déserts, des églises et des couvents pillés, des tombes profanées pour trouver de l’or. Les subsistances et le fourrage menaçaient de nous faire défaut. La pluie nous accompagnait des journées entières, transformant nos bivouacs en cloaques.
À la halte d’Aranda, l’Empereur, ayant consulté ses cartes, hésita entre deux itinéraires : passer par Somosierra ou traverser la sierra de Guadarrama. Le premier était plus court mais aussi plus dangereux du fait qu’il s’enfonçait dans la montagne par des défilés favorables aux embuscades : une réplique de Roncevaux en quelque sorte. Comme il tardait à Napoléon d’arriver devant Madrid, c’est cette voie qu’il décida d’emprunter.
Une démarche pressante au quartier général me permit d’obtenir une affectation auprès du général Lejeune comme aide de camp. Je n’eus pas à le regretter.
À peine avions-nous abordé la montagne que de mauvaises surprises nous attendaient : brouillard épais, piste étroite et tortueuse, insurgés campés sur les crêtes. Il fallut faire intervenir le génie afin de niveler la piste et la rendre praticable pour notre artillerie.
Un matin, surpris du silence qui régnait sur les hauteurs, l’Empereur confia à Lejeune le soin d’effectuer une reconnaissance sous bonne escorte dans les parages. Après avoir escaladé les pentes à pied, en laissant nos chevaux sur la piste, nous avons décelé à la lunette, à travers le brouillard, la présence d’un camp de rebelles, fort au jugé de deux ou trois cents hommes et d’une batterie de dix canons.
– Barsac, me dit Lejeune, vous qui parlez couramment l’espagnol, vous allez vous armer de courage et vous approcher de ces gens pour leur dire que nous ne sommes quel’avant-garde de l’armée impériale. Vous ajouterez que, s’ils consentent à se rendre, ils seront bien traités.
J’avais la certitude que mon escorte et moi y laisserions notre peau.
Je m’apprêtais à m’avancer pour délivrer mon message quand je constatai que les insurgés commençaient à démonter leurs canons et à se disperser dans la forêt, vers d’autres postes. L’ampleur de notre armée, étirée en colonne sur une demi-lieue, avait dû les dissuader de passer à l’action.
Nous n’allions pas nous en tirer à si bon compte, notre avant-garde n’étant pas encore sortie de ces maudits défilés. Nous fûmes attaqués à plusieurs reprises, mais sans que notre progression en souffrît. Les insurgés perdirent plus de deux cents hommes et nous fîmes une vingtaine de prisonniers.
À la tombée du jour, je trouvai Lejeune assis sur un rocher, un calepin sur les genoux, occupé à crayonner.
– Un superbe champ de bataille…, me dit-il. L’ennemi avait bien préparé son agression et nous attendait en force. Regardez ce qu’il en reste : ces morts, Français et Espagnols mêlés, ces canons renversés, ces chevaux à l’agonie… C’est beau comme de l’antique !
– Pardonnez-moi, mon général, lui dis-je, si je suis moins enthousiaste que vous. Ces spectacles me
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