Mourir pour Saragosse
avancée. J’eus sous les yeux le spectacle hallucinant d’un fourgon chargé de munitions qui disparut comme par enchantement dans le lit d’un torrent, avec son équipage.
Une heureuse nouvelle nous parvint à la fin de la matinée.
En apprenant que l’Empereur en personne était à leurs trousses, les généraux anglais avaient jugé prudent de remonter vers le port de La Corogne et de rejoindre par la mer le Portugal. Nous allions talonner leurs arrières, non sans essuyer de sérieuses rebuffades.
Le général Lefebvre-Desnouettes fut grièvement blessé au cours d’un engagement. Je faillis quant à moi laisser ma dépouille au torrent dans lequel j’étais tombé et dont je ressortis trempé jusqu’aux os. C’est en grelottant de froid que je dus suivre l’armée pour donner au sabre de Murat des occasions de se distinguer.
Un soir, je ne trouvai pour passer la nuit qu’un poulailler que je partageai avec Lejeune et Noailles. Épuisés, nous avons dormi jusqu’à l’aube, allongés sur un tapis de fiente molle et puante.
À Benavente, dans la province de Zamora, une scène navrante nous attendait. Pour ne pas s’encombrer de leurs chevaux affamés et malades, les Anglais en avaient abandonné deux cents, auxquels ils avaient tranché les jarrets afin de nous priver de leur service. Force nous fut de les faire achever par des prisonniers espagnols, outrés de la cruauté des Anglais.
Le 1 er janvier de l’année 1809, l’Empereur décida d’arrêter sa poursuite, laissant au maréchal Soult le soin de la pousserjusqu’à la côte atlantique. L’armée anglaise n’était que l’ombre d’elle-même, leurs alliés espagnols ayant pour la plupart déserté. Nous avions fait des centaines de prisonniers.
En pénétrant dans Villafranca del Bierzo, sur la route de Lugo, nous trouvâmes cinq cents autres chevaux égorgés, la plupart avec leur selle. Je vis quelques-uns de nos cavaliers pleurer devant cette hécatombe. Je doute que nous eussions pu faire de même, mais qui sait ? La guerre ouvre la porte à toutes sortes d’horreurs.
Le 15 janvier, arrivés sur le port de La Corogne, les Anglais nous livrèrent une ultime bataille, désespérés au point de faire sauter le magasin à poudre, qui, il est vrai, ne leur était plus d’aucune utilité. Ils se défendirent pied à pied, laissant leur artillerie et plus d’un millier de morts sur le quai. Au cours de cette bravade, le général Moore fut mortellement blessé, comme l’amiral Nelson avant lui, à Trafalgar, sauf que la victoire lui échappa.
Ce qui restait de ce fantôme d’armée prit la mer, laissant sur place des dizaines de morts et quelques centaines de chevaux bien vivants dont, à commencer par moi, nous allions faire le meilleur usage.
Tous les religieux espagnols n’étaient pas des tueurs déguisés.
De passage à Tordesillas, l’Empereur, installé dans le palais des anciens princes maures transformé en couvent de bénédictines, avait comblé de bienfaits les nonnes qui avaient hébergé et protégé ses officiers. Il en avait été de même à Valladolid, où des moines de Saint-Benoît avaient arraché un groupe de nos soldats des mains des insurgés prêts à les égorger.
C’est dans cette dernière ville que l’Empereur décida de retourner en France.
Avant de nous quitter, il avait donné au général Lejeune l’ordre de ramener Saragosse à la raison « dans les plus brefs délais », sous le commandement des maréchaux Moncey et Mortier. Il allait commander le corps du génie avec ce prestigieux technicien qu’était le général Lacoste.
Nous allions trouver le maréchal Lannes à Tudela, sur l’Èbre, où il se reposait à la suite d’une maladie. Quelques jours plus tard, nous prenions la route de Saragosse. Ce n’est pas sans émotion et sans angoisse que j’allais retrouver cette ville martyre, six mois après l’avoir quittée. Je me souvenais des dernières paroles de la comtesse Clara : « Souviens-toi de Saragosse, hombre ! »
3
Le maître de Lugo
Comment ne pas admirer la célérité de la poste aux armées ? Ses fonctions, souvent difficiles en France en temps de paix, deviennent dangereuses en pays étranger, sans pour autant espérer en tirer la moindre gloire.
Je n’ai reçu du Périgord, durant près d’un an, qu’une lettre de mon intendant, Pierre Lavergne. Il m’informait d’une querelle de bornage entre lui et notre voisin, M. de Beauregard, et
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