Mourir pour Saragosse
l’ombre balbutiait :
– Cette nuit est fraîche. Je n’arrive pas à me réchauffer. Auriez-vous pitié de moi, mon ami ?
Je faillis défaillir de plaisir quand la diaphane créature releva mes draps et vint s’allonger près de moi en claquant des dents.
Cette nuit, dont j’attendais beaucoup, ne m’apporta rien ou peu de chose. Lorsque je me faisais trop précis dans mes élans, elle m’opposait une pruderie humiliante. Elle acceptait les préludes érotiques mais en repoussait la conclusion, si bien que je dus achever l’exercice par mes propres moyens.
Au cours du petit déjeuner qu’elle me servit elle-même, sa chevelure nouée sur la nuque et encore moite de sommeil, elle s’assit sur mes genoux et me glissa à l’oreille :
– J’espère que cette nuit ne t’aura pas trop déçu, mon ami. Tu auras compris que, si je t’ai imposé certaines limites, c’est du fait de ma condition de veuve.
Tandis que je montais dans sa voiture, sous une violente averse, elle me lança ce salut énigmatique :
– Souviens-toi de Saragosse, hombre !
Je ne fus pas long à comprendre la signification de ces mots. Alors que cette ville aurait pu nous accueillir avec des démonstrations de sympathie, comme l’avait fait Madrid, elle avait refusé de se donner et, au sens strict, de se laisser pénétrer. Cette subtile dramaturgie allait longtemps m’obséder.
Je n’allais pas revoir Carla et ne fis rien pour poursuivre cette aventure brève et décevante. Lorsque je me présentai au quartier général, Lejeune me reprocha mon absence à la cérémonie des couleurs, me menaça d’une sanction puis oublia de la faire appliquer, d’autant que le récit que je lui fis de la nuit passée l’amusa.
L’Empereur avait prévu une nouvelle campagne qui nous mènerait vers le nord, jusqu’aux côtes atlantiques.
Avant de quitter Madrid, l’Empereur avait tenu à visiter le palais royal qui abritait de riches collections d’œuvres d’art et de reliques. En compagnie de Lejeune, qui avait du mal à s’arracher à la contemplation des tableaux de maîtres, j’admirai, dans une salle voisine, l’énorme pépite d’or ramenée des antipodes par Vasco de Gama et de splendides émeraudes.
Lourd de menace, un regroupement des forces anglaises mêlées à celles des insurgés s’était produit dans la région de Valladolid. Ordre fut donné à Lejeune d’y effectuer une reconnaissance.
Nous prîmes la route le 19 décembre sous des bordées de neige. Lors d’une halte sur les pentes de la montagne de Guadarrama, au nord de Madrid, l’alcade de Palacios, nous prenant pour des officiers anglais, nous renseigna sur leurs positions, leurs effectifs et leurs chefs : les généraux Ward, Hamilton et Moore.
Au cours de notre mission, en apprenant que l’Empereur avait quitté Madrid pour tenter de surprendre l’armée anglo-espagnole, Lejeune décida de se porter en renfort.
Nous trouvâmes l’armée dans une fâcheuse posture : bloquée par une énorme tempête de neige et dans l’impossibilité de progresser. Des cavaliers, des canons avaient disparu dans les ravins et les précipices. Autour des feux de bivouac éteints, près d’une chapelle, les hommes grelottaient de froid, le ventre vide, vautrés dans la boue glacée. Cette armée de dix mille hommes était figée, prisonnière de la montagne.
En nous voyant surgir de la tourmente, l’Empereur s’écria :
– Enfin, vous voilà, Lejeune ! Au moins m’apportez-vous de bonnes nouvelles ?
Il écouta d’un air pensif le rapport de notre général et s’amusa du subterfuge qui nous avait permis d’obtenir de précieux renseignements sur les forces adverses.
– Vous avez bien rempli votre mission, dit l’Empereur. Mangez et reposez-vous. Je vous souhaite une bonne nuit… si vous ne craignez pas le froid.
Manger ? Aucune cantine n’était en activité. Nous dûmes nous contenter de rogatons et d’une bouteille de vin que nous porta le maître d’hôtel de l’Empereur. Nous avons trouvé une place pour nous reposer, sinon pour dormir, adossés au mur de la chapelle dans notre uniforme humide.
Le matin, la tempête s’étant apaisée, c’est sous la pluie que nous avons repris la route. Beaucoup d’officiers, dont moi, étaient à pied, la plupart de nos chevaux étant morts de froid et de faim durant la nuit.
Dans l’aube grisâtre, la montagne semblait se refermer sur nous au fur et à mesure de notre
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