Mourir pour Saragosse
faire montre de tout l’esprit dont je suis capable quand elle jeta son cigare dans le jardin, posa sa coupe à peine entamée sur la bordure et me dit d’un ton froid :
– Hasta la vista, señor, y buenas noches . Heureuse d’avoir bavardé avec vous.
Après ces adieux abrupts, je ne tentai rien pour la retenir, persuadé de lui avoir déplu. Je suivis du regard cette femme d’une taille peu commune, d’allure altière, dotée, comme disent les poètes, d’une chevelure « sombre comme la nuit ». Je la vis danser aux bras d’Alfred de Noailles et de deux autres officiers, sans me manifester la moindre attention.
Passé minuit, l’Empereur, en quittant la table, mit fin à la réception.
Je regagnai ma tente dressée dans le parc quand je trouvai la comtesse Clara sur mon chemin. Elle me dit sans se départir de sa froideur :
– Capitaine Barsac, vous plairait-il de poursuivre notre entretien ? Mon château se trouve tout près de là, à Valdemoro. Ma voiture vous attend et vous ramènera quand vous le souhaiterez.
– Ce sera un honneur et une joie, señora .
Elle m’entraîna, un peu ivre de vin et de plaisir que j’étais, jusqu’à une vieille guimbarde datant des premiers Bourbons d’Espagne, tirée par deux rosses croûteuses.
Nous avons mis moins d’une heure pour arriver à Valdemoro et pénétrer dans le château, flanqué de tours d’angle à demi éventrées, qui avait presque l’apparence d’une ruine.
Elle m’avoua qu’elle n’avait guère apprécié les mets qu’on nous avait servis et auxquels, moi, j’avais fait honneur. Elle fit préparer par la servante qu’elle avait réveillée un souper « à la castillane ». Une table fut dressée devant une cheminée dans laquelle agonisait un feu qu’elle ranima avec un soufflet.
– Capitaine Barsac, nous allons dîner, comme on dit chez vous, à la bonne franquette !
En savourant avec appétit les restes d’une soupe de garbanzos et d’un infâme ragoût dans lequel baignait une tranche de porc, elle me parla avec une volubilité déconcertante de la situation politique du royaume, de Joseph, ce « roi de pacotille », et de la population madrilène qu’elle détestait pour sa veulerie.
Je crus judicieux de lui faire observer qu’elle-même, en répondant à l’invitation de l’Empereur, avait trahi ses convictions. Elle protesta vivement : son but était de lui jeter son mépris au visage, mais elle l’avait trouvé trop entouré. Ce n’était, me dit-elle, « que partie remise ».
Le repas était infâme mais le vin de bon cru ; elle en but un cruchon et moi deux verres, en croquant une pomme en guise de dessert.
J’ai omis de dire que, à peine arrivée, elle s’était changée, remplaçant sa toilette de gala par ce qui devait être sa tenue d’intérieur : une jupe effrangée et une sorte de camisole à laquelle manquaient des boutons. Cela ne me déplaisait pas.
Elle m’avait dit, en posant une main sur mon poignet :
– J’espère, mon ami, que cette mise et cet accueil ne vous choquent pas. Ils traduisent une sorte d’ascèse. Après tout, pensez-en ce que vous voudrez !
J’avais protesté, disant que cette « simplicité rustique » m’allait droit au cœur. Elle m’avait jeté un baiser sur la joue.
Elle me proposa en se levant :
– Il est bien tard pour regagner vos quartiers. Si cela vous convient, je puis vous héberger, la place ne manque pas dans cette bicoque. Si vous décidez de rester, je vous donnerai un bref récital de clavecin.
Bref, il le fut, et fort heureusement car l’instrument, orné de peintures à la manière de Watteau, était désaccordé et la voix de la comtesse aurait suscité un tollé dans une salle de concert. Elle chanta Amigo de mio assez correctement mais massacra Fleuve du Tage , une chanson à la mode en France.
Rabattant brusquement le couvercle, elle me dit :
– Suivez-moi, je vais vous mener à votre chambre. Elle n’est pas chauffée mais vous ne manquerez pas de couvertures. En cas de besoin, n’hésitez pas à me réveiller. Nous serons voisins. J’ai le sommeil léger et laisse toujours ma porte ouverte.
Cette dernière phrase allait me poursuivre jusqu’à ce que je me fusse glissé entre des draps froids comme une banquise. Un premier sommeil venait de m’effleurer quand j’entendis grincer ma porte et vis, à la lueur d’une chandelle, une longue silhouette s’avancer vers moi. Une voix partie de
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