Mourir pour Saragosse
première victoire avait été trop facile pour que nous en fissions un triomphe.
À la fin du mois de décembre, Moncey avait été rappelé en France pour une nouvelle mission. Il semblait que l’on ne sût que faire de ce vieux mais fidèle serviteur des aigles impériaux. Il avait échoué devant Valence ; on avait craint d’autres bévues à Saragosse. Il allait être remplacé par le général Junot. Autant dire que l’on avait échangé un cheval aveugle pour un borgne, ce qui ne valait guère mieux.
Sous la direction du général Lacoste, le corps du génie était parvenu, sans attirer l’attention des assiégés, à creuser sur la berge droite de l’Èbre une tranchée de grandes dimensions propre à nous ouvrir un accès à la ville par le nord. Durant une semaine nous avions travaillé de jour et de nuit sur ce chantier, remuant sans relâche la terre, la caillasse et la boue.
Dans la nuit du 29 au 30 décembre, ces efforts allaient être réduits à néant.
Depuis notre arrivée, nous jouissions d’un ciel serein, à croire que l’hiver nous était épargné. Mais cette vague de chaleur exceptionnelle provoqua la fonte prématurée de la neige des sommets et une brutale montée des eaux.
Dans l’incapacité où nous étions de nous emparer du pont trop fortement défendu, le général Lacoste en avait constitué un avec des barques. Il était presque achevé quand il fut emporté en quelques heures par le courant. Nous avons appris par Marcello que la population avait salué cet événement comme un signe favorable.
Palafox voulut mettre à profit ce contretemps pour tenter une sortie.
Le lendemain au lever du jour, à la tête de huit compagnies d’infanterie, il essaya de nous chasser de la rive droite. La riposte – une charge à la baïonnette – fut foudroyante. Il se replia mais, alors que nous l’avions cru revenu sur ses positions, il lança une nouvelle offensive, cette fois-ci en direction du château d’Aljaferia que nous avions repris quelques jours après notre arrivée. Sous les tirs de notre artillerie, il renonça et dut se contenter d’envahir un de nos postes et de massacrer ses occupants.
Une fois dans ses quartiers, il se flatta de cet exploit comme d’une victoire éclatante. Au cours d’une revue, il distribua à quelques héros des médailles frappées en ville.
Après un répit marqué par des événements mineurs, Junot décida, le premier jour de l’année nouvelle, de passer aux choses sérieuses et d’ouvrir le siège par le feu de la quasi-totalité de nos canons, destiné surtout à saper la confiance de la population. Entreprendre un assaut général prématuré eût comporté trop de risques.
La junte riposta par une attaque nocturne contre une de nos batteries. Les Espagnols parvinrent à s’en emparer, à massacrer les servants et à enclouer les pièces mais ne poussèrent pas plus avant. Ils laissèrent sur leur passage undocument traduit en six langues appelant nos contingents étrangers à la désertion.
Quelques jours plus tard, la junte récidiva avec des moyens plus importants, mais sans succès majeur.
Les troupes françaises étaient formées de deux corps d’armée et, par conséquent, soumises aux volontés de deux chefs, Junot et Mortier. Des divergences entre les deux hommes paralysaient parfois les opérations. Pour remédier à cet inconvénient, l’Empereur envoya le maréchal Lannes prendre le commandement supérieur des deux corps.
Si l’Empereur avait confié cette mission à cet officier supérieur, c’est en vertu de sa conduite héroïque à Austerlitz. Lannes avait, pour haranguer ses hommes, une formule qui faisait mouche : « Soldat, on ne négocie avec l’ennemi qu’en le chargeant à la baïonnette ! »
Il y avait, dans la personne de ce héros, le meilleur et le pire : d’une bravoure à toute épreuve, il passait, dans l’exercice de ses fonctions, pour un pisse-froid qui acceptait mal la contradiction. Ses colères étaient légendaires à l’état-major. Je me hâte de préciser que je n’en ai jamais fait les frais et qu’il m’avait même « à la bonne ».
Certains soirs, après la rude chevauchée de la journée, il me convoquait dans sa tente pour me parler de Saragosse et du déroulement du premier siège, autour d’une des bouteilles de bordeaux dont il avait pris soin de se munir. Après avoir vidé quelques gobelets, il en venait aux confidences, me parlait de ses campagnes
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