Mourir pour Saragosse
qu’un canon fut amené. La porte fut fracassée en trois décharges. Quelques défenseurs se sauvèrent en sautant par les fenêtres ; ceux qui persistèrent à se battre furent massacrés.
– Cet exploit n’est pas fait pour me réjouir, me dit Lejeune, quand je pense au jour où nous aurons à mener une attaque contre Santa-Engracia. Nous avons laissé une centaine des nôtres devant San-José. Je n’ose imaginer l’ampleur de nos pertes lorsqu’il faudra prendre cette cathédrale.
Le lendemain, au retour d’une tournée d’inspection le long des remparts de l’est, le général Lacoste nous confia son optimisme :
– J’ai pu constater que cette enceinte est en piteux état sur une bonne partie. Les habitants s’y livrent à des provocations comme si elle était inexpugnable. Ce n’est pas le cas, mes amis. Ces restes de murailles romaines ne tiendront pas longtemps debout devant nos canons. Les tours dont elles sont flanquées ne font qu’illusion sur sa puissance. Le jour où nous ferons donner notre artillerie, mon illustre collègue, Sangenís, en aura des sueurs froides !
Marcello Bandera était parvenu à se procurer le texte d’une proclamation adressée par Palafox aux femmes de Saragosse à la suite de la prise de San-José. Il nous en procura une copie :
À votre vue, les Français seront pris d’admiration mais frappés de terreur devant votre courage. Une femme, quand elle le veut, peut faire trembler un ennemi plus fort qu’elle. Grâce à vous, nous saurons quelles paroisses se seront distinguées dans ce conflit.
Je ne retiendrai qu’une brève citation de cette autre déclaration destinée à la troupe :
Victorieux bataillons, et vous, citoyens de Saragosse, je suis satisfait de votre courage ! Commencez cette année comme vous avez fini la précédente et vous creuserez le tombeau de ces chiens de Français… Nos invincibles murailles sont l’écueil où va se briser leur élan… Le fer de vos épées trempées dans leur sang va rendre impérissable le règne de notre vrai roi !
Cette dévotion pour le fer et le sang me confirmait le goût du peuple espagnol pour ces fêtes cruelles que sont les courses de taureaux. Le roi Joseph I er avait eu le nez creux en rétablissant leur pratique, interdite par son prédécesseur. Palafox y ajoutait une touche guerrière efficace. Marcello, auquel je demandai si l’on continuait à pratiquer la corrida dans les arènes de Saragosse, avait haussé les épaules et levé les yeux au ciel.
– Tu plaisantes, capitán . Nos taureaux ont fini à l’abattoir…
Beaucoup plus tard, j’eus sous les yeux un portrait en majesté du génial défenseur de sa ville par un artiste anonyme. Palafox y figure en officier de l’armée royale espagnole, une main sur la garde de son sabre et, sur la poitrine, la croix des héros de Saragosse, distinction qu’il n’a pas usurpée, mais c’est surtout son regard provocateur qui m’a impressionné.
Je me souviens de certaines conversations avec Marcello Bandera, au cours desquelles il nous parlait des revues et des défilés que Palafox organisait. Il était le premier, juché sur son cheval, face à ses troupes, à entonner les mesures de l’hymne à la Virgen del Pilar :
À notre Vierge souveraine
Palafox a promis
Que l’armée d’invasion
N’entrerait jamais dans Saragosse
Il avait en son frère, le marquis de Lazán, un soutien constant et efficace. Prisonnier de Joachim Murat après la prise de Madrid par les Français, Lazán n’avait obtenu sa libération sur l’honneur qu’en jurant d’intervenir auprès de son frère pour l’inciter à renoncer à se battre. Il s’était hâté de trahir sa promesse. Durant des mois, il avait parcouru les provinces insurgées pour lui procurer des troupes et des armes.
Sans ces deux héros, le premier siège de Saragosse aurait sûrement tourné à notre avantage. Qu’allait-il en être de celui qui débutait ?
Dans les jours qui suivirent le bombardement de la ville, une surprise nous attendait.
À la tête d’une importante partida d’insurgés, le capitaine espagnol Mérindo avait attaqué un de nos postes avancés, sur un affluent de l’Èbre, le Jalón, à environ deux lieues de la ville. Ce poste avait pour mission de protéger nos installations sanitaires situées près du village d’Alagon. L’ennemi avait déferlé sur cette position, s’en était emparé d’un seul élan et avait réussi à enclouer
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