Mourir pour Saragosse
strident qui me sembla destiné à donner l’alerte.
Je prévins Lejeune du danger qui nous menaçait. Une fumée montait de derrière une butte, si discrète qu’elle se confondait dans le soleil avec l’azur. Nous nous y portâmes, pistolet au poing.
Un spectacle digne de Virgile nous attendait. Sous une épaule de roche abritant une hutte de terre, un vieillard aux yeux blancs d’aveugle, la pipe aux lèvres, assis sous une treille, tentait de se lever mais n’y parvenait pas. Je lui mis mon pistolet sur la tempe en lui ordonnant de ne pas bouger et de garder le silence, tandis que Lejeune explorait la masure, surpris de ne pas y trouver la fille.
– Vous qui parlez correctement l’espagnol, me dit Lejeune, demandez à ce vieil homme qui il est et s’il y a des bandits dans les parages.
Comme il était sourd, je dus lui poser cette question à l’oreille. Il m’apprit son nom : Morejon, et le prénom de sa petite-fille : Rosa. Elle demeurait avec sa famille, dans un hameau non loin de là et, chaque jour ou presque, venait lui tenir compagnie, à lui, à sa biquette et à sa volaille.
Il avait à peine fini de s’exprimer, d’une voix qui répondait étrangement au bêlement de sa chèvre, quand la fille ressurgit. Elle me supplia d’épargner la vie de cet infirme. Elle s’avança vers nous, bras levés, puis tomba à genoux, comme pour demander notre clémence. Je lui dis de se redresser et tentai de lui faire avouer qu’elle était en relations avec les insurgés. Elle protesta avec une telle énergie que Lejeune, après l’avoir discrètement fouillée, m’ordonna de replacer mon pistolet dans ma ceinture.
Il lui demanda les raisons de la présence de son aïeul en ces lieux, alors que les siens habitaient à proximité. Elle lui répondit que ce vieillard refusait obstinément de quitter ses bêtes et la maison où il avait toujours vécu. Il y était plus tranquille que dans sa famille que les réquisitions, destinées à notre armée, avaient réduite à la misère.
Elle nous avoua qu’elle assurait la subsistance des siens en allant vendre ses fromages sur le marché de Saragosse. Elle suivait le cours de l’Èbre, franchissait nos lignes, et pénétrait dans la ville par une brèche.
Son visage se décontracta lorsque Lejeune lui offrit le lièvre que j’avais découvert.
– C’est l’innocence virgilienne dans toute sa vérité, me dit-il. Je reviendrai pour en tirer quelques croquis. Cette fille, malgré ses oripeaux, est assez jolie. J’aimerais faire son portrait.
Il ajouta, alors que nous revenions vers nos chevaux :
– Cette scène me rappelle ma campagne d’Égypte et ces huttes de fellahs qui vivent de poissons et de quelques poignées de dattes.
– Beaucoup de nos paysans sont tout aussi misérables, mon général. J’en connais même près de chez moi, en Périgord, qui vivent dans des conditions pires encore.
Ce jour-là, Lejeune n’eut pas le loisir de se livrer à son passe-temps favori. Nous devions retourner à nos quartiers.
4
Par le fer et le feu
Les préparatifs du siège allaient durer une semaine que je consacrai à travailler avec les ouvriers du génie. Manier la pioche et la pelle me rappela à mes origines semi-rurales.
J’aidai à la construction, avec des branches d’oliviers abattus, des roseaux et de l’osier clôturant les jardins, de misérables baraques destinées à la troupe. J’appris à confectionner des gabions et des fascines pour les retranchements. Je ne répugnai pas à remuer la terre et la boue, pour maintenir mon énergie intacte et lutter contre l’ennui.
Contrairement à Lejeune et à la quasi-totalité des officiers, je me plaisais dans la compagnie des hommes rudes qui composaient le corps du génie, dont la plupart parlaient entre eux l’idiome de leur province.
J’affectionnais particulièrement, cela va sans dire, les hommes venus du Périgord, avec lesquels je m’entretenais dans notre langue et partageais le pain et le vin du mérindé. Lorsque les balles sifflaient par-dessus nos têtes, ils protestaient par des « milladious » bien timbrés.
Certains soirs, au mess, harassé mais serein, je retrouvais notre agent, Marcello Bandera. Malgré le dédain de certains officiers qui ne voyaient en lui qu’un espion, au mépris desrisques qu’il prenait quotidiennement, il accomplissait toujours sa mission avec bonne conscience.
Il me dit un soir :
– Les hommes de la junte sont
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