Mourir pour Saragosse
dans Saragosse tournait à la tragédie, Lannes reçut la visite insolite d’une religieuse, la madre Rafols, patronne des hermanas de la Caritad , une association de femmes chargée des soins aux blessés. Elle venait, en toute innocence, lui demander des vivres et des médicaments. Il y eut des murmures au quartier général quand Lannes décida de lui en donner un plein chariot alors que Lagneau en manquait, m’avait-il dit, « cruellement ».
La madre Rafols s’était prise au jeu, et Lannes de même. Nous la reçûmes en d’autres circonstances, et elle ne repartit jamais les mains vides.
Ces accointances, en risquant de donner à la population une image nuisible de la générosité de nos généraux, n’étaient pas du goût de Palafox et de la junte. La madre fut traitée d’ afrancesada , d’amie des Français. Sommée de cesser son manège mais refusant d’obtempérer, elle fut jetée dans un cachot et disparut à jamais.
Elle fut l’objet d’une légende digne des Évangiles. On racontait que, durant les combats, elle apportait aux soldats des cruches d’une eau fraîche et limpide qui ne tarissait jamais.
Le 2 février, alors que je m’apprêtais à quitter Alagon, j’appris que les nôtres avaient assailli le couvent des Filles de Jérusalem. Alors que l’on s’attendait à une forte résistance, on n’y trouva que des malades et des blessés soignés par des religieuses, sous la protection d’une poignée de gardiens quifurent facilement éliminés. Cette prise n’avait qu’un avantage : servir de point d’appui pour installer un chapelet de mines qui nous aiderait à prendre pied sur le Cosso.
Marcello Bandera nous apporta des nouvelles de Palafox, glanées dans des posadas , autour de la cathédrale. Elles avaient tout lieu de nous réjouir.
Le guide suprême filait un mauvais coton. Démoralisé par un siège qui, s’il s’éternisait, risquait de faire de sa capitale un cimetière et un amas de ruines, il avait choisi de vivre dans une sorte d’exil : un logement aménagé au sous-sol du palais de l’Inquisition. Il ne quittait guère sa tanière, chacune de ses apparitions extérieures étant saluée par des sarcasmes.
L’idole chancelait sur son socle. Lannes y vit un signe favorable à une nouvelle tentative de négociation. Il forma une délégation dont, par chance, je fus exempté. Elle partit mais ne revint pas. Marcello nous apprit que tous ses membres avaient été fusillés.
Lannes entra dans une de ses colères qui faisaient vibrer les murs. Je l’entendis rugir :
– C’est une infamie, un acte inqualifiable, contraire aux lois de la guerre ! Le jour où cette maudite junte tombera entre nos mains, la foudre s’abattra sur elle ! Je me fais une promesse : réduire cette ville en cendres, comme Sodome et Gomorrhe !
Je ne pouvais mesurer à quel degré d’épuisement et de désespoir la population avait chuté, mais nous éprouvions au quotidien la résistance opiniâtre des combattants qui ne semblaient pas privés de munitions. Nous ramassions chaque jour leurs balles à la pelle. Ils tuaient ou blessaient nos hommes par dizaines. À l’abri des remparts, les campesinos les tiraient comme du gibier et manquaient rarement leur cible. Ils étaient plus redoutables encore avec leurs tromblonsqui, chargés de balles ou de caillasses, pouvaient réduire en charpie plusieurs soldats en une seule décharge.
Successeur de Lacoste, Rogniat n’allait pas garder les deux pieds dans le même sabot.
Il avait adopté une stratégie originale consistant à prendre la ville maison par maison. À ses yeux, détruire un immeuble de fond en comble était une mesure absurde du fait qu’il ne pourrait plus servir de refuge ou de position pour nos soldats. Il avait prévu de diminuer la charge des mines, de manière que seules les façades fussent abattues. Les monstrueux fourneaux chargés de poudre étaient réservés aux bâtiments de quelque importance transformés par l’ennemi en redoutes.
Ces sages décisions allaient nous épargner bien des pertes et donner au siège une autre tournure.
Troisième partie
1
Les amazones
Malgré quelques belles journées, l’hiver n’en finissait plus, et le temps semblait s’être figé. Les neiges couronnant les lointains sommets, les pluies glacées balayant la vallée de l’Èbre, le brouillard que nous retrouvions presque chaque matin à nos portes étaient les murs de notre prison et prolongeaient
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