Mourir pour Saragosse
lieutenant Morlet. Le lendemain, nous entrions dans San-Augustin encore occupée par des tireurs. Le même jour, un officier espagnol, le baron Versage, tenta de nous chasser des Trinitaires ; nos voltigeurs arrêtèrent son élan.
Le siège avait pris l’aspect d’un imbroglio qui interdisait toute opération concertée. On attaquait où et quand on pouvait et, comme les Espagnols faisaient de même, aucune avancée majeure ne se confirmait.
Le décor et la nature de nos exploits allaient se modifier le jour où l’investissement de la ville débuta par des batailles de rue. J’en parle en connaissance de cause, pour y avoir été moi-même engagé.
Après avoir franchi l’enceinte ébranlée par les canons, je me trouvai dans une rue proche de Santa-Engracia. Embarrassé par mon cheval, je l’abandonnai sur nos arrières. Nous avancions pas à pas, accrochés à nos fusils, répondant aux tirs qui pleuvaient des fenêtres et des toits.
Un groupe de chasseurs venait d’enfoncer la porte d’une boutique de ferblantier. Je m’y engageai à leur suite et me trouvai dans le magasin où les échos de la fusillade faisaient vibrer les ustensiles ménagers. J’enjambai sans m’arrêter le cadavre d’une grosse femme qui tenait encore à la main un tranchoir et accédai à l’étage par l’échelle qui remplaçait l’escalier utilisé pour une barricade.
Nos chasseurs, au premier, avaient investi la pièce principale de l’immeuble, occupée par les meubles d’une salle à manger. Ils se tenaient accroupis derrière une énorme table renversée et ripostaient aux occupants qui tiraient sur eux par la brèche ouverte dans une cloison. La fumée était si intense que j’eus de la peine à trouver le fauteuil qui m’abriterait de leurs coups et me permettrait de riposter.
Il me restait trois grenades. J’en pris une et la lançai dans l’orifice. La décharge, dont le souffle me jeta au plancher, fut suivie d’un long silence durant lequel nos chasseurs gagnèrent la pièce suivante, la chambre du ferblantier à en juger par l’opulence du mobilier et le lit à baldaquin.
Ma grenade avait fait du grabuge chez les Espagnols dont les corps s’agitaient encore sur le parquet. Mes chasseurs les achevèrent en leur tranchant la gorge.
Je croyais m’en tirer à bon compte quand, à travers la fumée, je vis sortir d’une meurtrière béant dans le plafond le canon d’un fusil. J’armai le mien, tirai et eus la surprise de voir s’effondrer à mes pieds une jeune femme blessée à la main. Elle me supplia de l’épargner. Je lui arrachai son arme, visai sa tempe mais n’appuyai pas sur la gâchette.
– File, lui dis-je, et tiens-toi tranquille.
Je lui tendis mon mouchoir pour panser sa main. Avant de redescendre au rez-de-chaussée, elle s’écria :
– Viva Palafox ! Muerte a los Franceses !
Nos chasseurs n’eurent guère de peine à débarrasser l’immeuble de la poignée de défenseurs réfugiés dans les mansardes. Tous se rendirent, sauf un qui sauta dans le jardin par une lucarne. C’étaient, à en juger par leur tenue, des ouvriers de la ferblanterie et de piètres tireurs.
Nous étions maîtres de la maison, mais six de nos hommes avaient été tués ou blessés. Insignifiante victoire. Moi, capitaine Antoine de Barsac, héros de la prise de la maison d’un ferblantier dont j’ignorais même le nom ! Pas de quoi mériter une médaille…
Assis dans le fauteuil où je m’étais abrité, je pris le temps de fumer un cigare et tendis mon paquet aux chasseurs. Je me disais, en tirant les premières bouffées et en buvant à la régalade la bouteille de vin que m’apporta un soldat, qu’il nous faudrait encore des semaines, des mois peut-être pour venir à bout de cette maudite cité accrochée à son indépendance, et que nous n’étions pas près de voir un drapeau blanc flotter sur Notre-Dame del Pilar.
Marcello Bandera nous raconta au soir de cette journée une histoire pathétique.
Il avait pour ami et complice un spécialiste de la contrebande, Julian Perez, que l’on ne voyait jamais sans son chien, un roquet crasseux mais intelligent auquel il avait appris à détecter la présence des sentinelles. La nuit venue, il lui accrochait au cou un message destiné à son épouse qui demeurait dans un hameau proche de la ville. Il lui donnait des nouvelles et en recevait par le même émissaire.
Un de nos hommes ayant tenté de l’attraper, il l’avait mordu
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