Mourir pour Saragosse
conclusions qui rejoignaient mes propres observations. J’en eus la preuve au cours d’un entretien que j’eus avec lui.
– D’autres détails, me dit-il, confirment ces craintes. Le visage des malades prend une teinte de brique. Ils souffrent d’une conjonctivite qui s’infecte et dégagent une odeur de putréfaction. Ils ont parfois des périodes de rémission mais leur état ne fait que s’aggraver par la suite. Si nous ne parvenons pas à maîtriser cette épidémie, j’ai bien peur qu’il ne faille renoncer à prendre Saragosse. Ce que vous ignorez, Barsac, c’est que le responsable de ce fléau est le pou ! Il va donc falloir, sans plus tarder, faire raser les hommes et les officiers, tête et pubis, désinfecter leur uniforme et leur linge. C’est le seul moyen de prévention que je connaisse. Nous avons, Dieu merci, le formol et l’acide sulfureux nécessaires. De plus, nous devons encourager l’usage du tabac. Ces petites bêtes détestent la fumée…
Il ajouta, avant de rompre cette conversation :
– Vous qui passez à juste titre pour un érudit, vous avez dû lire les auteurs de l’Antiquité, comme Thucydide. Les Athéniens appelaient cette épidémie la « peste athénienne ». Dommage que cet historien ait omis de mentionner les recettes pour la combattre. C’est une maladie vieille comme le monde.
Nous avions, dans ces nouveaux déboires, une triste consolation : le typhus touchait également la population et l’armée ennemies, et avec plus de rigueur encore. Nous en étions informés au jour le jour par Marcello Bandera.
Les greniers communaux étaient vides depuis des jours, les boutiques d’alimentation avaient fermé et les marchésavaient disparu. De quoi donc ces malheureux se sustentaient-ils ? Sur quelles ignobles subsistances les Espagnols pouvaient-ils se rabattre ? Ce mystère nous dépassait. Et le typhus allait encore ajouter à leurs souffrances !
Nous eûmes la démonstration concrète de cette détresse le jour où un groupe de campesinos accompagnés de femmes et d’enfants franchit nos lignes pour nous demander asile et subsistances. Lannes les accueillit avec sa raideur coutumière mais leur fit distribuer du pain, du fromage et du lait de nos vaches. En revanche, il refusa de les héberger et, malgré leurs supplications, leur fit repasser les murs afin qu’ils pussent témoigner de sa générosité et de notre relative opulence.
Je plaignais ces pauvres bougres embarqués de gré ou de force dans une aventure où ils avaient tout à perdre. Ils avaient supporté, durant toute leur existence, une misère aux racines ancestrales, se nourrissant d’olives et de galettes de seigle, ce qui aurait pu les préparer aux restrictions imposées par le blocus, mais la famine était pour eux pire que la peste. Ces gens n’avaient plus apparence humaine ; ils flottaient dans leur sarape, le visage émacié, et peinaient pour rester debout. Les renvoyer dans l’enfer de Saragosse était signer leur arrêt de mort.
L’un de ces malheureux nous confia que les combattants et la majeure partie de la population aspiraient à une capitulation rapide, au contraire des gens d’Église, des messieurs de la junte et des officiers supérieurs qui, eux, mangeaient à leur faim. Les exhortations du clergé à la résistance recueillaient de moins en moins d’échos et leurs processions autour de Notre-Dame del Pilar étaient peu suivies, et pour cause : les fidèles avaient du mal à tenir sur leurs jambes.
Marcello Bandera nous apprit une nouvelle qui avait tout lieu de nous réjouir : la garde suisse, composée d’une cinquantaine de mercenaires à la solde de la junte, venait dedéserter avec armes et bagages. Nous vîmes dans cet événement le signe que la fin de Saragosse était proche.
Un matin, Lejeune pénétra dans ma tente, la mine radieuse. Il s’assit au bord du lit et alluma un cigare.
– Elle est revenue cette nuit, me dit-il.
Je crus qu’il parlait de la pluie qui avait crépité sur ma tente, mais il ajouta :
– Je te parle de Rosa, Antoine. Oui, je l’ai vue ! Tu es le premier et tu seras le seul à le savoir. Je suis au comble du bonheur. Le roi n’est pas mon cousin…
Il me raconta que, tard dans la soirée, une estafette lui avait annoncé une visite d’un air mystérieux. Il avait cru à la venue d’un officier supérieur ; il s’était trouvé en présence de Rosa.
Ébahi, je me proposais de lui demander
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