Mourir pour Saragosse
morts tous les deux. Nous les avons trouvés dans cette position et nous n’avons pas eu le cœur de les séparer. On ignore de quoi ils sont morts. Suicide, peut-être…
Lejeune, à qui je décrivis ce tableau, se rendit sur les lieux pour en faire un dessin, mais lorsqu’il arriva les deux cadavres n’étaient plus là.
Le temps allait nous rendre un fameux service.
La junte avait espéré que des pluies abondantes, fréquentes à cette période de l’année, rendraient les opérations plus difficiles pour nous en inondant nos tranchées et nos galeries. Il n’en fut rien. Le ciel resta d’une sérénité parfaite, si l’on excepte quelques ondées nocturnes, et nous permit de maintenir notre pression sur le Cosso. Il y avait de part et d’autre un tel acharnement que le siège aurait pu durer encore des semaines et se terminer par une rixe entre quelques poignées de survivants.
Dans les deux camps, on était persuadé qu’il était temps d’en finir. Exprimer cette idée nous aurait valu le blâme de nos supérieurs et chez l’ennemi la potence. C’est peut-être l’idée qui effleurait l’esprit de Palafox qui vivait toujours retiré dans sa tanière au milieu d’un troupeau de moines bêlant leurs prières dans une brume d’encens.
Le 18 février, le commandant en chef annonça à son état-major qu’il avait décidé de lancer l’assaut final. Ses propos étaient empreints d’une telle solennité que nombre de ses officiers ne purent cacher leur émotion.
Cette attaque serait d’une telle envergure que, en cas d’échec, nous devrions lever le camp et prendre la route de Madrid. Aucun d’entre nous, des officiers aux simples soldats, n’envisageait de gaieté de cœur cette perspective et la honte qui s’y attacherait.
L’opération débuta par quelques succès.
Les lanciers polonais de Chlopiki balayèrent un îlot de résistance sur la rive droite de l’Èbre en moins d’une heure.
L’université était à la fois pour Saragosse une forteresse et un symbole auxquels les défenseurs de la ville allaient s’accrocher, malgré les énormes fourneaux employés pour abattre ses murs. Je fus profondément affligé, en pénétrant à la suite de Lejeune et de nos chasseurs dans cette bâtisse,de constater que la bibliothèque, l’une des plus riches du pays, n’était plus que cendres.
Le général Gazan fut chargé d’éliminer les postes qui défendaient les approches du pont et l’accès à l’imposant couvent de San-Lazaro, dans le faubourg d’Arrabal.
Le long du Cosso où Lejeune avait lancé ses chasseurs, ce n’était que bruit et fureur, comme dans le drame de Shakespeare. Le général s’était promis d’atteindre la porte del Sol avant la tombée de la nuit. Peu après le début de cet assaut, à la tête de nos hommes, je le vis chanceler, tomber à genoux, se relever, une main à son épaule qu’une balle venait de traverser. Un infirmier lui confectionna un pansement de fortune afin qu’il reprît le combat.
Comment, dans cet épouvantable capharnaüm, alors que j’étais moi-même engagé dans une opération des plus dangereuses, déceler les signes favorables ou décevants qui nous auraient permis de deviner l’issue de cette bataille aux dimensions gigantesques ?
Durant des heures, nous sommes restés dans l’ignorance de ce qui se passait sur d’autres fronts. Je me rendais au quartier général, mais la confusion y était telle que je ne pouvais obtenir que des informations sommaires. Au retour d’une de ces missions, mon cheval éventré par une grenade, je fus plaqué au sol et meurtri.
Le seul événement glorieux de cette journée, annonciatrice de la fin du siège, nous fut apporté par le général Gazan. Il avait fini, après avoir traversé le fleuve, par s’emparer du couvent de San-Lazaro dont il avait ramené des centaines de prisonniers à bout de forces et la bagatelle d’une quinzaine de canons. Il n’avait perdu qu’une cinquantaine d’hommes.
En revanche, une terrible méprise allait porter ombrage à cette victoire.
Tandis qu’il pénétrait avec ses hommes dans une huilerie occupée, le capitaine Gallard et une partie de ceux qui lesuivaient étaient tombés sous des balles françaises. La fumée était à l’origine de cette fusillade venue d’un autre groupe français qui venait d’entrer à son insu dans le moulin.
Au début de l’après-midi, Palafox, bien que souffrant du typhus, était sorti de
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