Mourir pour Saragosse
monsieur l’officier. Je n’en ai pas de nouvelles. S’il n’est plus de ce monde, que Dieu lui pardonne ses péchés ! C’était un libertin.
Nous avons gardé sœur Dolorès quelques heures avant de la relâcher, pour lui permettre de se reposer et de se sustenter. Elle ne toucha ni au pain ni au fromage qu’elle mit dans son havresac en nous disant qu’elle réservait cette provende à ses filles.
Miné par ces épreuves, Palafox ne quittait guère les caves du palais de la junte où il avait son cabinet, sa chambre et une chapelle improvisée, avec un grand crucifix accroché au mur. Hostile aux excès du clergé et offusqué par les maladresses de la junte, il était jugé d’une fidélité équivoque et tenu à l’écart des grandes décisions.
Il avait pour ami et confident le prince Pignatelli, un Grand d’Espagne partagé entre son patriotisme et sa sympathie pour le roi Joseph auquel il faisait confiance pour assurer le retour de l’ordre, plus qu’aux marionnettes exilées en France.
Suspecté de trahison, traqué par les gens de la province, le prince jouissait de la protection de Palafox et s’entretenait volontiers avec les prisonniers français, auxquels il racontait qu’il avait vécu librement en France, sa seconde patrie. Les moines et la junte hésitaient à l’envoyer à la potence. Ils surveillaient de près ses agissements et ses propos.
Plus nous mettions d’acharnement dans nos travaux souterrains, plus les Espagnols mettaient d’ardeur dans leur résistance. Décidaient-ils, pressés par nos attaques, d’abandonner leurs maisons, ils y mettaient le feu ou les détruisaient à coups d’explosif improvisé.
Depuis notre observatoire du Monte-Torrero, nous pouvions suivre à la lunette la progression des nôtres, avec l’impression que la ville, victime d’un séisme, se désagrégeait maison après maison. Pour peu que le vent fût favorable, les bruits montant de cette mêlée confuse nous parvenaient par foucades, ponctués par l’éclatement sec des grenades.
Le printemps semblait déjà là, précoce. Après les pluies et l’orage de la semaine, nous venaient des journées lumineuses à défaut d’être sereines. Comme je le faisais dans ma jeunesse, en Périgord, j’observai la poussée des violettes, des pâquerettes et des crocus qui jonchaient le sommet de la colline.
J’étais depuis des mois sans nouvelles de Barsac. La dernière lettre de Pierre Lavergne, mon métayer, me faisait part des bisbilles qui l’opposaient au comte de Beauregard à propos d’une obscure affaire de bornage. Aucune nouvelle non plus de mon ami François Fournier. De qui d’autre aurais-je pu attendre un signe de vie ? Mes parents décédés, sans frère ni sœur, avec une ombre de famille à Paris, je vivais dans une solitude que comblait en partie l’amitié de Lejeune.
Je ne me faisais pas de souci pour Héloïse. Avait-elle repris l’auberge de Brunie, son feu mari ? S’était-elle remariée ? Telle que je la connaissais, elle n’avait pas dû rester longtemps seule. Avait-elle eu des enfants de l’aubergiste de Domme ?
Autant de questions que j’agitais en moi comme des grelots, pour preuve que mes souvenirs me laissaient croire en la vie, ce dont il m’arrivait de douter.
À l’exemple de Lejeune, je gardais dans ma sabretache un calepin sur lequel je notais, depuis mon entrée en campagne dans ce pays, les événements dignes de retenir mon attention. Lejeune se proposait, me disait-il, d’en faire une publication.Quant à moi, j’ignorais ce que ces feuillets deviendraient mais cette manie était devenue une habitude.
Je ne sais ce que mon ami pourra tirer de ce fatras. Quant à moi il m’arrive, à la relecture, de n’y voir que confusion. J’aurais aimé dessiner comme lui certaines scènes, mais je n’avais pas son talent.
Le problème des prisonniers devenait pressant. Il nous en venait chaque jour des centaines, si bien que nous ne savions qu’en faire et comment les nourrir, alors que nous devions mesurer au plus juste les rations de nos hommes, nourris d’une soupe claire et d’une tranche de pain qu’ils complétaient grâce à leur maigre solde par des achats sur les éventaires. Nos prisonniers se jetaient sur cette pitance comme des loups affamés, et parfois se battaient au couteau pour un quignon.
Lannes décida de les acheminer vers les Pyrénées pour les faire passer en France mais dut y renoncer : il aurait fallu
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