Mourir pour Saragosse
se passera pas un mois, me dit-il, avant que la guerre n’éclate, mais Napoléon hésite encore à prendre les devants, ce qui lui ressemble peu, tu en conviendras.
L’empereur d’Autriche recrutait à tout-va dans ses États. Trois cent mille hommes étaient déjà l’arme au pied, sous le commandement de l’archiduc Charles, et ce n’était pas pour défiler sur des airs de Strauss dans les rues de Vienne !
L’Empereur venait parfois rendre visite au quartier général de Berthier pour jeter un œil sur les cartes et les plans. Il paraissait peu pressé de partir en campagne, le printemps pluvieux risquant de ralentir la progression de sa Grande Armée. De plus, une partie importante de ses forces se battait encore en Espagne, si bien qu’il avait dû faire appel, pour compléter ses effectifs, à la conscription et à quelques régiments de vétérans.
En quittant l’Espagne, il avait déclaré :
– Je laisse à mon frère, le roi Joseph, les meilleures de mes troupes. Moi, je vais marcher sur Vienne avec mes petits soldats et mes grandes bottes !
En affrontant l’Autriche alliée à la Prusse, il devait resserrer ses alliances pour dissuader l’Angleterre de s’armer contre lui : elle avait promis à ses alliés d’ouvrir, en cas de conflit, un nouveau front en Hollande et en Italie, mais pas au Portugal où elle était déjà puissamment implantée.
L’empereur François ne paraissait pas non plus pressé de commencer les hostilités : le Danube subissait une crue dévastatrice.
Lejeune rongeait son frein.
Il m’invitait parfois à ses soirées intimes dans son atelier. J’y rencontrai des sommités de l’art : David, Girodet, Gros, parmi lesquels il faisait figure d’apprenti, malgré un talent que tous se plaisaient à reconnaître, non sans un soupçon de condescendance. Ces veillées se prolongeaient fort tard dans la nuit et les conversations allaient bon train, d’autant que des dames de la meilleure société les agrémentaient de leur présence.
Il ne se faisait pas faute de parler de Saragosse et de cette jeune Aragonnaise dont il avait fait le portrait. Il racontait, avec des graviers d’émotion dans la voix, qu’il avait fait d’elle sa maîtresse et ajoutait des détails romanesques nés de son imagination. Il soupirait :
– Je vois dans cette jeune femme l’image de son pays. L’Espagne… C’est le titre que j’aurais pu donner à cette toile. J’aurais déjà pu la vendre mais je refuse de m’en séparer. Elle est le réceptacle de tant de souvenirs. Ah ! Saragosse… J’ai encore le bruit de sa mitraille dans l’oreille. Un jour, devant le couvent de Santa-Engracia…
De part et d’autre des frontières, on piaffait d’impatience. Lorsque Napoléon refusa de recevoir l’ambassadeur de lacour de Vienne, le prince de Metternich, on se dit qu’une mèche avait été allumée sur le baril de poudre, mais les pluies printanières et les crues du Danube allaient l’éteindre.
Des nouvelles rassurantes nous venaient d’Espagne où le général Victor avait triomphé de l’armée d’Estrémadure. En revanche l’Angleterre, en avance sur la guerre, avait détruit nos navires en rade à Rochefort et devant l’île d’Aix. Notre marine avait déjà, depuis Trafalgar, mauvaise réputation ; elle sombra dans le ridicule.
Le 12 avril, nous apprîmes avec consternation que les Autrichiens avaient franchi l’Inn. Cette fois-ci, il fallait bien en convenir, la guerre était à nos portes.
Berthier nous confia ses inquiétudes :
– Mes amis, si l’Empereur s’obstine à ne retirer aucune troupe d’Espagne, à part quelques compagnies de la garde, nous avons du souci à nous faire. Dans un sens, il n’a pas tort : s’il s’y résignait, l’Angleterre ne tarderait pas à en profiter. Il croit pouvoir compter sur les troupes de la confédération du Rhin, mais pouvons-nous nous reposer sur ces officiers qui parlent la langue de nos ennemis ? La conscription nous a amené du monde, soit, mais que vaudront ces novices devant une artillerie autrichienne plus puissante que la nôtre ?
Nos effectifs s’élevaient à trois cent mille combattants. Les Autrichiens en avaient cent mille de plus, et pas des chasseurs de perdreaux comme nos conscrits ! Nous allions assister à un conflit aux dimensions du continent. Il ne manquait plus que la Russie s’en mêle !
Lorsque je demandai à Lejeune s’il allait rejoindre la Grande Armée
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