Mourir pour Saragosse
chiffres dépassaient les pires prévisions. Toutes ces victimes, toutes ces ruines, pour quel résultat ? Ajouter aux gloires impériales ? Il semble que l’Empereur s’en soit peu soucié. Ses regards étaient tournés vers l’Autriche et, plus loin, dans une brume, vers l’immensité des plaines russes.
Alors que la population recherchait dans les décombres de quoi reprendre une existence humaine, le maréchal Lannes avait organisé l’administration de la province. Il avait nommé Junot gouverneur de l’Aragon, avec la perspective d’une expédition contre Valence qui résistait encore à nos armées. Au général Rogniat fut confié le soin de faire du château de l’Aljaferia une citadelle forte de trois cents hommes, vingt-deux canons et douze mortiers, pour le cas où une armée rebelle surgirait.
C’est sans regret mais la tristesse au cœur que, dans les premiers jours d’avril, sous les ordres du général Lejeune, j’ai quitté la ville martyre.
Quatrième partie
1
Petits soldats et grandes bottes
Paris, printemps 1809
Depuis une semaine Lejeune ne décolérait pas. Un soir, à moitié ivre, il s’était affalé sur mon lit et avait bredouillé d’une voix sinistre :
– Ventre-Dieu, que foutons-nous ici ? Sommes-nous des courtisans ou des militaires ? J’attends mon ordre de route pour l’Allemagne depuis une quinzaine. À croire qu’on m’a oublié ou qu’on méprise mes services. Je m’attends à ce qu’on me verse dans un ministère. Alors, autant crever !
Il revenait d’un concert donné à la Malmaison par Joséphine. Je lui avais demandé comment s’était passée la soirée.
– Que veux-tu que je te dise ? Mozart, Schubert, Grétry et encore Mozart ! Et moi, tu sais, à part la peinture… Pour tout te dire, je me suis ennuyé ferme. Tu as eu raison de ne pas m’accompagner. Qu’as-tu fait de ta soirée ?
Je l’avais passée à lire un récit de voyage de Chateaubriand : Itinéraire de Paris à Jérusalem et, pour faire plaisir à une dame qui en raffolait, l’inepte recueil de poèmes de Parny : La Guerre des dieux .
Malgré la répulsion que Lejeune avait éprouvée pour le siège de Saragosse, notre retour en France lui laissait des regrets, la guerre continuant dans la Péninsule. Le 28 mars,alors que nous franchissions les Pyrénées, le général Sébastiani avait vaincu à Ciudad Real une armée andalouse marchant sur Madrid. À Uclès, ville de Nouvelle-Castille, la première armée du général Victor avait mis en déroute celle du général Venegas, sécurisant par cet exploit les alentours de Madrid. En Catalogne, le général Gouvion-Saint-Cyr venait de mettre le siège devant Gérone…
Lorsque le maréchal Berthier l’avait mandé à son quartier général de Paris pour l’expédition contre l’Autriche, Lejeune avait exulté. Sans doute eût-il aimé poursuivre la lutte contre l’insurrection espagnole, mais la guerre au cœur de l’Europe lui ouvrait une voie plus prestigieuse. J’allais l’accompagner dans cette mission au titre d’aide de camp avec le grade de capitaine.
Il passait ses journées en compagnie des officiers supérieurs, penchés sur des cartes, en proie à une sorte de fièvre, maniant de petits drapeaux ornés d’un aigle noir comme si la campagne avait déjà débuté sur ces grandes tables. Il prenait un plaisir particulier à fixer le nombre de jours de marche d’une ville à une autre et à envisager l’emplacement des camps, des bivouacs, des infirmeries et des magasins de vivres et de munitions…
Lorsque je lui demandai s’il lui restait quelque loisir pour sa peinture, il me répondit :
– Il faudrait que je sois mort ou amputé des deux mains pour y renoncer. J’y travaille encore, mais avec moins d’assiduité que je ne le souhaiterais, et ce sera pire quand nous marcherons sur Vienne.
J’eus à plusieurs reprises l’occasion de visiter son atelier. Des liasses de croquis, certains maculés de sang, s’étalaient sur des tréteaux. Sur un chevalet, figurait le portrait d’une jeune femme de Saragosse, que je n’eus pas de mal à reconnaître malgré son costume factice d’Andalouse et, sur un autre, une toile de plus vastes dimensions intitulée : Assautcontre Santa-Engracia, Saragosse, 1809 . Celle-ci orne aujourd’hui une galerie de Versailles.
Dans les premiers jours qui avaient suivi notre arrivée à Paris, Lejeune m’avait annoncé avec un air de triomphe que
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