Mourir pour Saragosse
ont un mot, lui dis-je, pour définir ce comportement : un challenge .
Il m’avoua que, depuis qu’il avait eu vent de cette affaire, il rêvait de se mesurer à Fournier.
– Si je le rencontre, en Allemagne ou ailleurs, je lui jetterai mon gant à la figure !
– Je te le déconseille, Jean-Baptiste. Tu signerais ton arrêt de mort.
Le code de l’honneur militaire exemptait les officiers, à la suite d’une capitulation, de jeter leur épée au pied du vainqueur. Ainsi fut fait dans Saragosse, avec une exception pour Palafox. L’ordre venait de l’Empereur : il ne pouvaitoublier qu’à Bayonne, où s’était scellé le sort de l’ancienne monarchie espagnole, ce grand personnage, après avoir prêté serment de fidélité à Joseph I er , était passé à l’insurrection.
Lannes confia au colonel espagnol Albuquerque le soin de demander à Palafox de rendre son épée. Mission d’autant plus délicate pour cet officier qu’il était l’ami et le parent de celui qu’il avait charge d’humilier.
Il essuya une sévère rebuffade.
– Si nos illustres aïeux, lui jeta Palafox, revenaient sur cette terre, ils maudiraient le renégat que tu es devenu. Tu veux mon épée ? Pends-la ! mais Dieu te punira d’avoir accepté cette compromission.
À en croire le capitaine Pasquale, qui assista à la scène et avait recueilli le précieux objet, le pauvre Albuquerque était tombé en syncope.
Palafox baignait dans une aura de légende qui l’envelopperait pour des siècles. Il avait été une idole, le symbole de la résistance aux Français. Un héros ? Voire… Que dire, en revanche, du général Saint-Marc, qui avait assumé les dernières défaites de la ville avec un courage et une abnégation à toute épreuve ? Palafox allait sûrement avoir sa statue et une grande rue à son nom. Quant à Saint-Marc, on l’oublierait vite.
Les événements me séparèrent de Marbot. Mal guéri de sa blessure, il avait pris la route pour aller se fondre dans l’armée impériale.
En me quittant, il me dit d’une voix brisée par l’émotion :
– Nous nous reverrons, Antoine, j’en ai la certitude. Un jour, je t’inviterai à La Rivière et nous irons pêcher des truites à la main dans la Dordogne. Je te présenterai une de mes sœurs. C’est une très jolie fille et, si tu es toujours célibataire…
Je me dois de mentionner un épisode qui n’ajoute rien à la gloire du maréchal Lannes et que tairont sans doute ses futurs historiens.
En pénétrant dans la cathédrale de Notre-Dame del Pilar pour assister à un Te Deum , son attention avait été attirée par les trésors de cette basilique. Estimant à juste titre qu’ils n’étaient pas en sécurité, le pillage sévissant partout en ville, il les avait fait enlever en faisant croire à un présent de la junte.
Il y avait là des coffres regorgeant de pierres précieuses et d’objets sacrés. On ignore ce que ce trésor est devenu…
Je n’avais pu me dérober à cette cérémonie.
La basilique était à moitié vide, la majorité de la population, à part quelques fonctionnaires plus ou moins afrancesados , s’étant abstenue. L’évêque de Saragosse, se disant malade, avait été remplacé par celui de Huesca. La plupart de nos officiers, au risque d’être taxés de rébellion, avaient refusé de cautionner cette capucinade. Lannes s’en était justifié, arguant que cette cérémonie nous conférerait quelque prestige aux yeux des habitants et des autorités.
Le soir, au quartier général, il nous avait dit :
– Nous avons fait de cette ville une telle ruine qu’il faudra des siècles pour la reconstruire. Le mieux serait de la laisser en état pour témoigner de notre invincibilité.
Il se prenait pour un nouveau Gengis Khan…
D’après mon récit, il semble que le siège ait duré des mois, tant il a été, chaque jour, chargé d’événements, alors qu’il n’a duré que cinquante-deux jours.
De part et d’autre, les pertes ont été à la dimension d’un holocauste, si l’on ajoute aux victimes des combats ceux qui ont disparu dans l’épidémie de typhus ou, chez les Espagnols, d’inanition. On a avancé le chiffre de six mille morts. De notre bord, ce sont les lanciers de la Vistule qui ont payé le plus lourd tribut : sur trois mille hommes, il n’en est restéque mille trois cents. Le seul corps de génie du regretté général Lacoste a perdu à lui seul trois cents hommes.
Ces
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