Mourir pour Saragosse
chevauchée « rapide comme l’éclair », se trouvait en Autriche à la tête de la Grande Armée. Cela tenait d’un prodige digne d’Alexandre le Grand.
Ce matin-là, alors que je fumais un cigare, en selle, sur la rive du Danube encore jonchée de morts, j’aperçus un magnifique cheval qui semblait avoir perdu son maître et le chercher avec des hennissements étranglés.
En m’approchant, je constatai avec horreur qu’il avait une jambe arrachée. Il n’eut pas un mouvement de recul lorsqueje caressai sa ganache et lui parlai comme à un malade. Ses naseaux me flairèrent du col à la ceinture avec une plainte déchirante. Je le soulageai de sa longue agonie en lui tirant à bout portant une balle de pistolet dans le chanfrein. Il émit un râle profond avant de s’écrouler.
Il appartenait à l’un des cavaliers qui, la veille, avaient nettoyé les avant-postes. Que personne n’avait eu l’idée de mettre fin à ses souffrances m’indignait.
Nul n’aurait osé, moi le premier, contrarier le désir de l’Empereur de marcher sur Vienne. Il souhaitait en finir au plus vite avec l’arrogance, la perfidie et les provocations des Habsbourg. Nous allions quitter Ratisbonne deux jours après sa chute pour tenter de couper la retraite de l’archiduc Charles. Il fallut, dans les premiers jours de mai, livrer bataille à ses arrière-gardes qui montraient leurs crocs, à Ebersberg notamment, où Masséna, dans l’assaut inutile du château, perdit trois mille hommes mais tua six mille Autrichiens et fit quatre mille prisonniers.
Nous avions, Lejeune et moi, la rage au cœur en traversant d’adorables localités pillées et saccagées par nos troupes, comme l’eussent fait les hordes d’Attila ou de Tamerlan. Voir ces fermes hier opulentes livrées aux flammes, ces demeures urbaines aux façades ornées et colorées comme des jouets d’enfant éventrées au canon, était insupportable.
Au sortir de l’enfer d’Ebersberg, qui avait duré trois jours, on aurait pu supposer que Napoléon prendrait quelque repos. Il passa toute une journée, avec son état-major, à étudier la distance qui séparait la ville conquise de la capitale. Je le vis travailler, assis sur un tas de fagots, entouré de Daru et de Maret, à organiser un plan d’intérêt général comportant réfections des routes, créations de canaux, d’hôpitaux et reconstructions diverses de monuments publics.
Nous avions tout lieu de nous réjouir du succès de nos armées.
À la tête de deux divisions française et bavaroise, le maréchal Davout avait pris Innsbrück et se préparait à attaquer Salzbourg. Dans le sud, le prince Eugène de Beauharnais, fils de Joséphine, à la tête de l’armée d’Italie, avait mis en déroute les forces de l’archiduc Jean.
L’Empereur était le premier à regretter le comportement de ses troupes envers les populations urbaines et rurales. Alors qu’ils ne manquaient pas de vivres, ils se conduisaient comme des vandales, violant les femmes et pillant les boutiques et les basses-cours, sans se soucier des consignes.
Je faillis me faire massacrer le jour où je surpris une bande de fantassins s’apprêtant à faire un sort à deux filles de fermiers. Je fonçai, sabre au clair, mais j’étais seul et eux une bonne dizaine. Arraché de ma selle, j’allais être roué de coups, tué peut-être, quand Lejeune, accompagné d’un groupe de chasseurs, vint me délivrer. Je me tirai de cette affaire avec des meurtrissures mais une conscience en repos.
Je ne tardai pas à rendre le même service à mon sauveur. Alors que nous pénétrions dans la ville d’Enns, sur le Danube, il avait gourmandé un groupe de chasseurs qui prétendaient consommer gratis dans un cabaret. Un coup de poing l’avait envoyé à terre avec un œil poché. Sans mon intervention, c’eût été pire. Il crut avoir perdu une partie de sa vue et dut porter un bandeau pendant une dizaine de jours.
Ivre de fatigue, je somnolais sur mon cheval quand un coup de cravache sur l’épaule me réveilla. J’entendis Lejeune s’écrier :
– Il n’est plus temps de dormir, Antoine. Ouvre les yeux !
Un spectacle magique se présentait à nous sous des traînées de pluie. Flanqué d’énormes tours dont la pointe accrochait des nuages couleur de plomb, dans un cadre de forêtssur lesquelles floconnaient des bouquets de brume, le château de Dirstein se dressait sur une gigantesque falaise.
Descendu de cheval,
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