Naissance de notre force
masque mongol criblé de taches de rousseur (le mégot à la lèvre
inférieure), garçon de café « dans l’civil », de planton à la porte, lui
fera signe ainsi qu’au gros Patenôtre, suant dans son gilet de laine noire à
grosses mailles, qui porte vissé sur sa trogne rougeaude un melon ciré par les
intempéries. Les deux hommes sont censés appelés par le vaguemestre. Ils se
rencontrent, pleins de mépris l’un pour l’autre. « C’t’andouille pâle ! »
pense Patenôtre. « Quelle brute ! » se dit M. Arthur. Floquette
leur envoie un clin d’œil au passage « … et allez-y, mes petits enfants ! »
– suivi d’un affreux claquement de langue qui retentit longuement dans les
nerfs de M. Arthur, jusqu’aux extrémités des doigts. Il craint de
chanceler, son cœur bat ; il est rouge, ce grand flandrin – licencié en
droit sur ses cartes de visite – comme un gamin honteux. Tous deux passent vite,
entrevoyant la cour de l’intendance – des murs verts de lierre, de jolies
fenêtres aux pots de fleurs bien alignés, – et tournent à gauche vers les communs.
Les voici dans un magasin rempli de caisses, à la pénombre rassurante. M. Arthur,
soulevant une lourde pierre en lui-même, s’apprête à dire : « Dites-donc,
Patenôtre, je crois que c’est mon tour aujourd’hui… » Mais juste à ce
moment, Patenôtre se retourne, très rouge, un peu de sang aux yeux, le nez
énorme ainsi qu’une limace sanguine et lui souffle brutalement au visage :
– Alors, j’y vais. Ouvrez toujours l’œil, hein ?…
Comme une bête fonçant dans un fourré, il disparaît
lourdement dans le réduit du fond. M. Arthur s’adosse au chambranle de la
porte. Trois pans de muraille en brique, l’un rongé par le lierre, sont devant
lui : par instants se montre à dix pas le képi de Floquette posé de guingois
sur une tête grimaçante de magot chinois [22] qui rigole. M. Arthur entend des remuements dans le réduit du fond, une
toux, un soupir rauque. Son cœur bat très fort, un dégoût sans bornes le rend
pareil à une loque. Il regarde longtemps ses mains : les ongles sont gris.
Et c’est une longue angoisse animale.
– Dépêchez-vous, murmure enfin Patenôtre, reparu, le
souffle court, boutonnant son gilet.
M. Arthur fait quatre pas comme un somnambule vers le
réduit du fond, baigné d’une ombre moelleuse, où une fille blonde assise, les
genoux écartés, sur de vieux sacs, se lève à son entrée.
– Bonjour, Monsieur Arthur, dit-elle poliment.
– Bonjour, Louise, dit-il, sans qu’elle entende
trembler sa voix, et il lui prend les seins qui sont mous, car elle a la chair
lymphatique, laiteuse, tiède et comme abandonnée.
À cette minute cet homme, d’une mollesse de chiffe, usé par
des jours vides, se sent tout à coup, devant cette proie passive, dressé des
jarrets à la nuque, soulevé au-dessus de lui-même, les dents serrées, le torse
élargi, caricaturalement pareil à quelque ancêtre redoutable. La fille a une
blondeur de paille ; son chignon sent le foin. – Chaque fois qu’elle vient
porter des vivres au camp, elle gagne ainsi six francs : car Floquette, déjà
payé cent sous par client, se fait encore donner quarante sous (et le reste
quand il en a envie) par la Louise. – C’est lui qui met à la poste les lettres
clandestines des rupins ; lui qui fournit la gnole illicite ; lui qui
s’abouche avec les visiteurs. Économe, il porte tous les samedis cinquante
francs à la caisse d’épargne.
– La guerre, c’est l’filon.
C’est le filon aussi pour la Louise, qui ne vit jamais tant
d’argent autrefois.
Les yeux de la fille, bordés d’un filet rouge, réveilleront
la nuit M. Arthur dont l’âme froissée par une peur abominable sera
pareille à un chiffon mouillé tordu et plaqué sur une dalle.
… Le soir, cette chambre ressemble à quelque salle d’auberge
d’il y a longtemps, dans un vieux port hanté par des flibustiers.
Maerts, coiffé d’un feutre qui noie son regard dans de l’ombre,
vêtu, croirait-on, d’un pourpoint rouge, émerge par instants dans la flamme
jaune de la lampe. Les fumées bleues des pipes et des cigarettes se tordent en
volutes lentes sous l’abat-jour. Stein, le bec-de-lièvre sanglant et roux, a l’énorme
front plissé d’un Socrate défiguré qui ferait sa manille. Il surveille
sournoisement les mains parcheminées d’un partenaire sans âge, face de vieux
cuir très mince,
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