Naissance de notre force
coup, rudement
touché trois ou quatre fois, si vite, de tous côtés, que je ne sais plus où… Nounés
trépigne, enthousiasmé.
– Cristi ! gronde le nègre. J’en peux plus.
– Tchort ! (Diable !) lâche l’autre
qui n’est pas un Scandinave, mais un Russe.
Nous faisons cercle autour d’eux. Et Faustin n’est pas
Faustin : celui-ci est un peu plus large, avec une bouche un peu plus
grande et un front bas.
Nous pourrions être sur la grande place d’un bourg bizarre, où
il n’y aurait point de femmes, mais où se coudoieraient autour de pugilistes
forains des flâneurs de maintes nations.
Et voici que j’aperçois, traversant la cour à grandes
enjambées, de son pas allongé, la barbiche effilochée et toujours son
demi-sourire oblique, Sam, mon vieux Sam, exactement pareil à celui qu’il était
naguère sur les boulevards en quête d’un drapeau rouge pour ses mitrailleurs…
– Tant de « camarades » gradés s’occupaient
de nous que ça ne pouvait pas durer, dit-il.
Il me conduit dans cette cité isolée du monde par un double
réseau de fils barbelés, un cordon de factionnaires, une muraille basse
couverte de tessons de bouteille : pas grand-chose ce dernier obstacle, mais
personne n’y est encore arrivé. – Au rez-de-chaussée, là, les Balkans : toute
une chambrée de Grecs antivénizélistes, de Macédoniens dont on ne sait au juste
s’ils sont Grecs, Serbes, Bulgares et qui ne veulent être qu’eux-mêmes ; des
rescapés des tchetas qui tiennent la montagne depuis des années contre
tous les pouvoirs ; c’est faute de preuves, erreur, négligence, circonstance
fortuite si on n’a pas passé par les armes ce vieux-là, le silencieux Kostia, maintenant
assis, les jambes croisées sur la couverture de sa couchette et qui égrène son
chapelet noir, tandis que deux jeunes gars se disputent à mi-voix devant lui, l’interrogeant
tour à tour des yeux. Des poils gris hérissent son menton de pierre ; ses
narines sont larges et noires. Il connaît tous les secrets des montagnes du
Vardar, mais il est silencieux comme une tombe (et plusieurs traîtres exécutés
dorment dans cette tombe), poli, sévère, sûr, loyal et perfide, impénétrablement.
Voici ce qu’on raconte : un autre chef de tcheta s’étant vendu aux
gens de Sofia, Kostia devint son ami, feignit de devenir son complice et le tua
dans un festin, au milieu de ses compagnons, à la minute des serments
fraternels. Comment le sait-on ? – Ah, ça… Grecs et Macédoniens vivent
entre eux, dans un grand silence, oisifs, méditatifs, recousant leurs nippes, s’épouillant,
cuisant leur café, faméliques et résistants. D’autres chambrées hébergent des
Russes, des Juifs, des Alsaciens, des Belges, des Roumains, des Espagnols, des
voleurs, des fricoteurs, des aventuriers, des rastaquouères, des espions
probables, des victimes certaines, des malchanceux, des vagabonds, des repris
de justice, des indésirables, des germanophiles, des simples d’esprit, des
révoltés, des révolutionnaires ; tailleurs et restaurateurs juifs
coupables d’avoir soutenu, au bord du zinc, la probité des bolcheviks ; interprètes
interlopes qui se disent, eux aussi, « politiques », mais
conduisaient en réalité les soldats américains aux maisons closes ; condamnés
sortant des maisons centrales qui se sentent libres puisque la cloche ne
guide plus leur pas mécanique dans la ronde sans fin des jours morts ; rôdeurs
sans nationalité définie ramassés autour des camps ; Alsaciens soupçonnés
de trafics louches avec l’ennemi ou dénoncés par des lettres anonymes, dans de
petites villes prises et reprises ; hommes d’affaires appartenant aux
nations amies, salement compromis et bizarrement protégés ; Belges
expulsés qui n’ont plus de territoire ; marins russes signalés dans les
ports pour leur mauvais esprit, défaitistes, syndicalistes, anarchistes, suspects
de bolchevisme et bolcheviks suspects… Il y a des riches : ceux-là mangent
tous les jours à leur faim, prennent du vin à la cantine, sont nippés, se font
servir, se paient des plaisirs ; il y a des misérables tombés à la
dernière misère, comme ce vieil Antoine, un Belge, vagabond depuis trente ans, chassé
par la guerre de ses routes coutumières des Ardennes, qui ramasse le soir, dans
les tas d’ordure, les épluchures de pommes de terre, les feuilles de carotte, les
os mal rongés et s’en fait, dans de vieilles boîtes
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