Naissance de notre force
fendillé aux coins des yeux, nez pointu, la pomme d’Adam
grosse comme un poing d’enfant au milieu d’un long cou – à l’épreuve du couteau,
témoin une cicatrice en doux paraphe rose – réduit à un faisceau de tendons, de
nerfs et de veines. C’est M. Oscar, le bonneteur ; et le légionnaire
aura gagné cent sous, s’il le pince la carte dans la manche et l’assomme parmi
les tables renversées, d’un coup de tête dans le ventre pour commencer, d’un
coup de talon en plein museau pour finir (c’est sa manière). Il y a encore une
grosse tête blafarde, plaquée de poils, de financier dans la débine ; et
la moustache soignée, poivre et tabac, du baron en train de perdre avec ses
derniers effets, le peu de dignité à quoi s’accroche encore sa vie. Les cartes
jaunies et noircies sont douces au toucher comme des chiffons gras. Deux êtres
nuls, à la table voisine, bougent sur un damier des pions qui sont des boutons
d’uniforme : il y en a de cinq armées ; plusieurs les ont portés. Le
reste de la salle est peu à peu envahi par l’obscurité. Ronflements coupés, colloques
de couche à couche, jurements bas ; un trimardeur tourmenté par la faim, cette
ventouse dans les entrailles, colle son front aux vitres et regarde dans la
nuit. S’évader ? Non, ce n’est pas un port, voici des vergers calmes ;
mais il faudrait, pour y parvenir, franchir cette zone fantastique, d’une
blancheur éclatante sous les réflecteurs, ces barbelés et les lignes mortelles
invisibles, tendues dans l’espace entre les canons de fusils postés là tous les
cinquante mètres.
Basse, le plancher sale, la salle III est surtout peuplée
de juifs russes. Elle a son « café » crasseux, où l’on fait crédit ;
le patron, tête chevaline bizarrement jaune, porte un complet bleu qui fut de
bonne coupe, luisant de taches grasses au revers. Un pince-nez dont l’un des
verres est fendu dans son ellipse d’or, ce qui dévie le regard mélancolique, chevauche
son nez charnu. Goldstein n’est pas, quoi qu’il y paraisse, le plus triste des
hommes. Pourquoi s’est-il mêlé un jour, de soutenir rue Rambuteau, dans un
attroupement, que les Boches sont des hommes comme les autres après tout et qu’il
faudra bien en convenir tôt ou tard, quand tous les peuples saignés, repliés
sur eux-mêmes ainsi que des chiens après une bataille frénétique, en seront à
lécher leurs plaies ? Voilà ce qu’il ne se pardonne pas. Les huissiers ont
vendu sa boutique : I. Goldstein, horloger. Sa femme vivote, rongée
par le cancer. Il nous débite des doses de chicorée à un sou ; – et, le
crépuscule venu, s’en va, laissant l’Argentin veiller aux affaires – c’est d’ailleurs
le moment où l’Argentin lui barbote du sucre et du savon – dans la chambre
voisine habitée par le vieil Ossovski, bon coin isolé, tirer de sa flûte
merveilleuse – ah ! quel instrument, mon ami ! écoutez-moi ça ! – de
longues, longues chansons déchirantes.
– Vous plairait-il, suggère avec douceur Ossovski, de
jouer l’air de Froug ?
Des sanglots, fuyants comme des ondes, s’échappent du tuyau
d’ébène (et dans le jardin un soldat taciturne, gazé dans l’Artois, qui va le
long des barbelés, se sent envahi par toute la douleur inconnue du monde, frissonne,
comprend vaguement que les choses sont poignantes… « Ah, merde, quel
cafard… »).
Ossovski vit seul dans une cellule monacale, toute blanche. Méticuleusement
propre, très raide, des épaules rectangulaires de vieil officier et un visage
décoloré entouré d’une légère barbe d’argent. Sa voix est un sourire enveloppant
car il parle avec une grande délicatesse ; ses prunelles promènent sur les
choses un regard aigu dont la douceur est celle d’une lame de bistouri
parfaitement acérée. – Des noix étalées sur le titre de l ’Œuvre sèchent
au bord de la fenêtre. Ossovski roule une cigarette en murmurant les vers de
Froug [23] :
Emporte mon âme vers ces lointains bleus,
où la steppe s’étend à l’infini,
large comme mon immense tristesse
large comme ma douleur sans issue…
et lève soudain les yeux vers le joueur de flûte avec un
demi-sourire blanc :
– La douleur d’Israël.
Et l’on ne saurait dire s’il est railleur ou sérieux. Il
vient d’une prison. On raconte qu’il vola il y a sept ans, dans un palace de
Nice, le collier de perles d’une Brésilienne neurasthénique.
Accroupis sur leurs
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