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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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lits, deux tailleurs tirent l’aiguille. L’un,
fantoche en redingote, dit de lui-même : « Zill n’est pas un homme :
rien qu’un tailleur. » Que lit-il, le soir, à la lueur d’une bougie, ses
lorgnons ôtés, le nez sur son texte ? – La Clef des Songes. – L’autre,
des touffes grises aux tempes, collectionneur d’anecdotes et de racontars, la
faconde intarissable, dort sur trois petits coussins bien blancs envoyés de la
maison. Chaque semaine à peu près, il fait au voyou Yanek, son fils, pour le
plus grand plaisir de la chambrée, une scène tragique jouée selon d’anciens
rites familiaux. On le voit allonger vers l’adolescent goguenard un doigt
menaçant :
    – Ton père te chasse, tu m’entends ? Tu n’es plus
mon fils ! Hors d’ici, garnement, et que tes os pourrissent…
    La fureur biblique de ce « hors d’ici, garnement ! »
fait crouler dans les couvertures les rires des voisins. Tard dans la nuit, on
entendra le père et le fils s’injurier à voix basse. Mais quand, un jour, il
fallut coucher le père sur son lit, long et blême comme un cadavre, le cœur
sonnant dans la poitrine le tocsin de l’angoisse, nous vîmes le voyou trembler
vraiment comme une feuille sèche tremble dans le vent.
    Il y a aussi le professeur Alschitz : « professeur
de maintien et d’espagnol », dit-il en se présentant avec une flexion
exagérée de l’échine et un curieux regard, à la fois appuyé, comme pour mieux
lever vos doutes inévitables, et dérobé, car c’est un imaginatif qui se ment à
lui-même, et aussi un rusé compère très disposé à vous rouler. Ses épaules
exiguës se cambrent dans un veston de bonne allure ; il a le menton bleu, les
traits forts et de grands yeux de ruminant ; du maintien – appris dans les
théâtres provinciaux – et de l’hystérie. Il s’emporte, tape du pied comme un
enfant capricieux et, parfois aussi, après avoir parlé de sa myocardite et des
lésions qu’il a au poumon droit, ou après s’être mis en colère, s’attendrit sur
lui-même et pleure sans honte. Il arpente alors la chambrée en se tamponnant
les yeux de sa pochette de batiste. Un jeune soldat russe, plus naïf qu’il n’est
permis, l’ayant pris au sérieux, le professeur lui a gagné aux cartes, en huit
jours, tout son linge. Depuis que nous formons un groupe, Alschitz se prétend « défaitiste » ;
mais nous apprenons peu à peu qu’il affecta au début de la guerre de s’engager
dans la légion ; et qu’on l’arrêta dans un bar du faubourg Montmartre à la
veille d’un départ pour l’Argentine où il plaçait dans des maisons de tout
repos des bonnes à tout faire.
    Quarante hommes, juifs pour la plupart, dorment dans cette
salle. D’aucuns sans noms ni visages, bavards pourtant, crasseux, affamés, remplissent
des coins d’un grouillement de gestes et de voix, et sont oubliés dès qu’ils ne
sont plus là, dès qu’on leur a tourné le dos. Deux sionistes d’une laideur
orientale de bâtisseurs de pyramide, hauts crânes rouges en pain de sucre, rasés
ainsi que ceux des fellahs, discutent, discutent, discutent, emmêlant et
démêlant indéfiniment l’écheveau de leurs subtilités. Ce sont du reste de
braves types.
    Nous nous rassemblons ici, en fin d’après-midi, quelques-uns,
venus de toutes les salles. Les camarades font cercle autour du liseur devant
qui s’étalent les journaux dépliés. Un embryon de foule, trente à cinquante
hommes silencieux, se presse à l’entour, écoutant. Le liseur traduit les
dépêches. Congrès des Soviets, Trotsky assassiné, les Allemands en Ukraine… L’émotion
faisait parfois trembler sa voix. Quand il eut annoncé, un soir, la dissolution
de la Constituante, le groupe fondit laissant deux âpres poignées d’hommes
cramponnées l’une à l’autre dans un débat rageur.
    – Ce sont des fous. Ils perdent la Russie. Ils perdent
la révolution. Vous verrez !
    – Oui, nous verrons ! nous verrons ! ils ont cent
fois raison. C’est ainsi qu’il faut traiter les parlements : à coups de
pied dans l’arrière-train.
    – On voit bien que le sang du pays ne te coûte rien, morveux !
    – Quoi ? Quoi ?
    – La belle invention : socialiser la misère !
Si nous mettions nos poux et nos trous en commun, camarades ? Plékhanov [24] a dit…
    – Ton Plékhanov est un fumiste. Qu’il fasse la guerre
jusqu’au bout dans sa bibliothèque.
    – La révolution ne doit s’arrêter

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