Naissance de notre force
livre ; mais les murmures des délirants, leurs
appels, la lueur blanche découpée en ombres courbes qui venait du dehors à
travers les barreaux, l’odeur des urines, des défécations et de la mort, le
silence tendu des morts composaient une ambiance à laquelle on ne pouvait pas
espérer échapper. Sonnenschein se tenait à la porte pour respirer l’air frais
de la nuit, les bras croisés, essuyant de temps à autre son pince-nez – un peu
pareil par les gestes et l’attitude à l’homme au pilori dressé dans ma mémoire
– et s’efforçait de penser, calmement, comme un sage, à la vie, à la mort, à la
matière, à l’esprit, à l’éternité. La grande forme noire de Faustin Deux se
glissait sans bruit entre les couches. Un partage des devoirs s’était de
lui-même établi entre ces deux hommes. Le noir, sûr de sa force et conscient de
sa faiblesse d’ignorant, prenait sur lui la dure besogne de retourner les
geignards sur leur couche moite, de les faire uriner, de leur donner à boire, de
les couvrir à chaque instant, de maintenir de force le délirant qui se levait, partant
pour on ne savait quel voyage, avec une étrange énergie. Sonnenschein
expliquait, indiquait, aidait.
– Quoi faire ? venait lui demander Faustin, tandis
qu’un gros homme attaché à sa couche se démenait sourdement avec un murmure
volubile.
Faustin semblait n’avoir nulle crainte des cadavres pareils
à des dormeurs mais tout de suite reconnaissables pourtant à leur allongement
raide, à l’on ne savait quoi d’effondré ou de durci qui les identifiait aux
choses ; Faustin avait une gravité d’enfant accomplissant quelque devoir
pénible et surtout désireux de satisfaire le maître.
– Rien faire, répondit Sonnenschein soulignant d’un
geste des deux mains ouvertes leur commune impuissance.
Et le noir, souriant de toute sa dentition puissante, commenta :
– Fort vivra, faible mourra.
Le vieux patriarche lutta deux jours et une nuit, gardant ou
recouvrant par instants une lucidité cruelle. Il ne connaissait que quelques
mots de français mêlés d’argot. À chaque réveil, il soulevait la tête et
regardait autour de lui, comptant les vivants et les morts. Il appelait des
yeux Sonnenschein ; et Sonnenschein, troublé par ce regard clair – comme
s’il eût dû, lui, Sonnenschein, avoir honte de laisser mourir ses semblables et
de leur survivre, irrité contre lui-même de ne savoir en quelle langue s’adresser
à ce vieil homme – s’enquérait :
– Comment ça va ? Wie geht’es ! Nié
loutché ?
Les yeux injectés de sang du patriarche se mouvaient
lentement et jetaient un regard droit, comme un rayon insaisissable, vers
quelque forme voisine étendue ; ses lèvres à la fois grises et violacées
remuaient, ne prononçant qu’un mot :
– Claqué ?
Sonnenschein n’avait pas le courage de mentir ; – le
mensonge eût sans doute exaspéré ce vieillard solide, comme une tromperie dans
un marché, comme un ménagement indigne de lui dans le danger. Mais pour
complaire à un désir de dignité dans la mort qu’il croyait deviner chez lui, Sonnenschein
se dirigeait vers la dépouille désignée, abaissait du bout des doigts les
paupières du mort et lui allongeait les bras, lui joignait les mains sur le
ventre. Le patriarche suivait tous ces mouvements avec une attention grave où
Sonnenschein discernait l’approbation. – Il vivait seul, sur huit, le troisième
jour. On ne savait que faire de lui. Le médecin ne se montrait pas.
Avant d’entrer dans le coma, le patriarche remua péniblement
ses grands bras, qui faisaient penser aux branches rugueuses d’un arbre abattu.
Sonnenschein crut comprendre son désir et vint soulever avec douceur, non sans
peine, ses mains aux ongles difformes, ainsi que les griffes usées d’un vieux
fauve, ses mains qui avaient su tenir fermement l’araire, la hache, le couteau,
l’épaule de la femme, le corps frêle de l’enfant, la main de l’ami… Le juif
pensa obscurément à ces choses en les joignant sur la vaste poitrine tourmentée
où le cœur faisait un bruit assourdi de pelletées tombant dans une fosse
lointaine.
– Bien, dit le vieux.
C’était encore la nuit. Les étoiles scintillantes y
versaient un calme extraordinaire. Sonnenschein se dit tout à coup que la vie
est merveilleuse. Il fit quelques pas dans l’obscurité, trébuchant aux
aspérités des cailloux, et prononça à haute voix :
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