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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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d’grippe qui tienne, eh, les amis ! Cette
fois, c’est la paix ! Debout !
    – Debout ! cria encore un enthousiaste avant qu’on
l’entraînât et que la porte se fût refermée sur l’apparition tumultueuse
reflétée sans étonnement par les yeux vitreux de mourants.
    L’un, terrassé par une somnolence fiévreuse, m’interrogea
chaque fois que j’allai le voir. L’effort qu’il faisait pour parler et
comprendre lui rétrécissait l’iris.
    – Qu’est-ce qu’il y a ? finissait-il par articuler.
    Je me penchais sur son oreille et je disais fortement, mais
pas trop haut pour ne pas troubler le silence de la salle :
    – L’armistice !
    Mais il ne comprenait pas et demandait une heure plus tard, avec
le même effort : « Qu’est-ce qu’il y a ? » Et je lui
répondais, du mieux que je pouvais, comme un homme qui voudrait se faire
entendre à travers des murailles ; mais il n’y avait déjà plus rien pour
lui.
    Le baron mourait dans une salle délaissée, à l’étage, seul
avec un autre moribond. On ne les avait pas envoyés à la morgue à cause de leur
lucidité. La salle était éclairée par des baies pleines d’un ciel laiteux. Ces
deux hommes avaient la dysenterie ou le typhus intestinal. Des puanteurs
abominables épaississaient l’air autour d’eux. Ils agonisaient dans l’ordure, la
lumière et le calme.
    Nous avions vu le baron descendre lentement parmi nous, degré
à degré, des marches invisibles qui l’amenaient à cette couche plus lamentable
que la fosse où serait bientôt allongée sa dépouille. Nous l’avions connu
élégant, vêtu d’un complet de chasse gris, les jambes moulées par des jambières
de cuir. Il fumait une belle pipe en écume : et ses yeux gris comme ses
moustaches posaient sur les gens un regard un peu distant mais débonnaire. Les
mois passèrent sans lettres, sans espoir, sans argent. Un notaire patriote
gérait, quelque part en Flandre, ses biens et le volait. Il emprunta à Maerts, pour
jouer au cabaret de la Bonne Fortune. Nous le vîmes laver lui-même son
linge, troquer sa veste de chasse contre une vieille vareuse d’uniforme, s’attabler,
la moustache pendante et l’œil humilié, près d’un Lamblin qui lui disait, d’un
ton de familiarité : « Tu prends un café, Baron ? » Il
empruntait des trente centimes sans les rendre. « Un tapeur », disait-on.
Ses chaussures mal rafistolées devinrent des godasses. Il fut un pauvre hère. Des
Flamands l’appelaient « Barontje ». Il eut le teint jaune, les joues
couvertes d’une brosse cendrée, le regard éteint. Il vendit son pain pour
acheter des cigarettes. Maintenant son grand corps maigre et poilu se vide tout
doucement de sang, de force, de tout. Des nippes informes sont posées à son
chevet sur un tabouret. Faustin Deux qui le soignait est tombé malade, lui
aussi.
    – Y a plus rien à faire, a dit l’infirmier Jean. Foutez-lui
la paix.
    Sa couche imprégnée de défécations est pareille à du fumier.
Il geint faiblement, s’endort, délire par instants, s’apaise dans une torpeur
pleine de rêves. Alors, il appelle Charlie, son beau setter intelligent, bourre
sa pipe, et s’en va par une route de Campine, la canne à la main, salué par les
gens ; le chemin tourne, bordé d’aulnes ; des vaches regardent passer
cet homme paisible ; ce sont les bêtes de Jef Van Daele, un malin qui
connaît les races et les prix, ce gros Jef, tout à fait un personnage de
Bruegel, et farceur, mais quel tireur à l’arc… Il entre au cabaret du Coq, mais
ce n’est pas la mère Mietje qui lui apporte le genièvre à sa place coutumière, près
de la fenêtre d’où l’on voit les eaux grises de la Nethe, c’est Maerts, un
Maerts énorme, dont la tête barbue, couverte du petit chapeau bosselé, grossit,
s’enfle, bouche la fenêtre, va crever le plafond et renverser les murs couverts
d’affiches. « Tu ne t’attendais pas à me trouver là, Monsieur le Baron ?
raille cette tête formidable, qui n’a pas de corps. « Ah, salaud ! »
crie le Baron, et de toutes ses forces, il frappe, il frappe cette tête
monstrueuse, inconsistante, qui rebondit mollement sous ses coups sans cesser
de ricaner…
    Cette tête crie. Que crie-t-elle ? Vive la paix !
Vive la France ! Quelle paix ? La salle est blanche, envahie par
le ciel. – L’autre crève, c’est clair… – Par la porte vitrée, on voit
dégringoler du second étage une bruyante farandole. La

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