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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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formant stylet, qu’il portait depuis
longtemps suspendu dans son pantalon.
    Il me dit quand nous nous trouvâmes seuls :
    – Depuis longtemps déjà, je veux tuer quelqu’un…
    – Pourquoi, Ivan ?
    Il désigna d’un geste circulaire le corridor noir et gris où
nous parlions, les vieilles planches usées sous nos pieds, la fenêtre béante
par laquelle on voyait, aux pieds de l’église et d’un bâtiment triste, se
traîner dans la cour des hommes qui ressemblaient à des larves, des vieux
courbés, appuyés sur leurs cannes, un idiot toujours à demi-nu, toujours
grelottant – même au soleil – et des Grecs aux mouvements lents dans leurs
kaftans sales…
    – Pour ça. Pour tout.
    Je demandai :
    – Mais qu’est-ce qu’ils y peuvent ?
    Et je me souvins, devant son front baissé, dure boule d’os
prête à foncer droit devant elle, fût-ce contre une muraille, avec sa charge de
matière grise dévastée par la pensée, du taureau ébloui dans l’arène, pareille
à un cratère humain, qui se sent le jouet de forces immenses, qui voit danser
autour de lui des insectes tourmenteurs, dorés, écarlates, amarante, émeraude, et
voudrait, voudrait de toute sa force noire de bête puissante portant sa charge
prodigieuse d’ardeur vitale, renverser de son mufle, étriper de ses cornes, piétiner
de ses sabots quelqu’un de ces insectes danseurs tournoyant autour d’elle, les
hommes.
    Je lui expliquai que son arme primitive, dont il contemplait
la pointe quadrangulaire aux beaux reflets métalliques, ne pouvait servir à
rien ; que sa révolte était juste mais non intelligente ; que
Floquette, innocent ou coupable, n’avait pas d’importance ; qu’il fallait
tout renfermer en nous-mêmes, ne rien oublier, ne rien perdre, attendre, savoir
attendre des années, résister, parce que le temps venait de tout changer, d’être
les plus forts…
    Et lui qui hochait la tête, têtu comme le taureau andalou, commença
vaguement à sourire.
    Le lendemain ou le surlendemain pourtant, une main véhémente
agita la cloche comme un tocsin. Des soldats anxieux se montrèrent à la grille.
Des groupes houleux s’agitèrent au milieu de la cour parce que les haricots
étaient immangeables. Nous parlâmes de Markus dans nos harangues. Il y
avait la faim et il y avait ce sang. Et il y avait le temps, il y avait la
guerre.
    Il y avait la mort.
    Elle vint sans bruit, très simplement, sans visage, sans
terreur, et elle courba la révolte prête à se dresser, comme un grand vent
courbe les blés (mais les blés se redressent…).
    Des Grecs fiévreux s’étaient mis à tousser, à geindre. Le
petit Nikos délira. Nous improvisâmes une nouvelle infirmerie dans une salle
vide du rez-de-chaussée qui, baptisée « école », servait à nos
réunions… Les barreaux des fenêtres, en crochets retournés, y dessinaient sur
le fond de feuillages verts du jardin de rudes fleurs de lys. Nikos y passa
seul, ainsi que dans une chapelle nue, sa dernière nuit. Il avait les pommettes
très rouges, le front moite, le regard intense de ceux qui ne voient plus qu’en
eux-mêmes. Jean devait le veiller, mais s’endormit, soûl d’éther, devant une
lettre insensée de Stéphanie. Quand il se réveilla, à l’aube, Nikos était glacé.
Des taches grises marbraient, comme l’ombre d’une peau de panthère, son corps
verdâtre. Il fallut aligner auprès de lui trois vivants pareils à ce qu’il
était hier, qui seraient demain pareils à ce qu’il était déjà, trois Grecs aussi,
que l’on mit côte à côte, par rang d’âge, l’un imberbe, vingt ans, l’autre
hirsute, quarante, le troisième, un patriarche à barbe grise. Celui-là seul
gardait sa connaissance, sérieux, encore autoritaire, parlant doucement à ses
porteurs.
    – Que disait-il ?
    – Il a dit d’écrire à ses fils qu’ils ne vendent pas la
maison ; de donner sa couverture de laine au vieux Kostia : – et
encore : « Le diable les emporte, fils de chienne ! »
    Le jour même des Belges furent frappés. La nouvelle
infirmerie eut cinq lits, six, sept le soir (et le cadavre tacheté de Nikos y
était encore, répandant une odeur fade ; – car il n’y avait pas de
cercueils prêts au village ; M. Soupe, prévoyant, mais pas assez, en
commandait une douzaine : d’où vingt-quatre francs de commission). Sonnenschein
et Faustin, deux volontaires, les veillèrent, à la lueur d’une lampe à pétrole.
Le juif avait pris un

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