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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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avait
bien cru partir un moment ; il se taisait, mais son regard criait l’angoisse.
Chaque fois que nous, nous approchions de lui, il suivait nos mouvements avec
une sorte d’effroi et une toux lamentable le tordait. Nous comprîmes qu’il
craignait qu’on ne lui annonçât la nécessité d’un transport à l’infirmerie.
    – Moi, dit Sonnenschein, devant lui, d’un ton détaché, je
ne laisse descendre personne.
    Un matin vint où le malade se sentit sauvé. Je le vis à ses
yeux dès que j’eus franchi le seuil de la salle II. Il était couché au fond, la
tête seule émergeant des couvertures ; mais il m’accueillit de loin avec
un sourire si printanier, que j’en fus moi-même rafraîchi comme un homme altéré
qui vient de lamper un grand verre d’eau de source. Quelle eau de source
vivifiante coulait de lui à moi, de lui à tous ! Il fut plusieurs jours
illuminé par son bonheur de vivre, trop grand pour être exprimé et qu’il
taisait d’ailleurs par une sorte de pudeur ; et cela lui donnait des mines
confuses d’amoureux dont on surprend le secret, qui rougit, se trahit, sourit, se
ressaisit… Il n’avait tenu que peu de place parmi nous jusqu’alors ; mais
il nous devint cher et proche à cause de son bonheur et du bien que ce bonheur
nous faisait. Le groupe n’était plus au complet sans lui. Une nouvelle ardeur
assouplissait ses membres. Je ne sais quoi de preste et de folâtre, dans les
mouvements de ce jeune homme que j’avais connu et ignoré taciturne, me faisait
penser à la délicieuse spontanéité des jeunes chats… Il riait volontiers :
et même quand il ne riait pas, ses yeux riaient encore.
    On continuait à mourir autour de nous, un peu plus lentement
puisque les plus désarmés dormaient maintenant dans le petit cimetière de Trécy,
derrière une église basse au clocher pointu ; quelques-uns avec des croix
en bois blanc, comme on en plantait tant au front, les autres, plus nombreux, sous
un tertre anonyme. La vie du camp continuait inchangée au-dessus de la morgue
et de ces fosses. N’est-il pas aussi simple de mourir que de vivre ?
    Des hommes furent tués ces jours-là, quelque part, dans
des tranchées banales sur lesquelles l’espoir passait ainsi qu’une brise
purificatrice. Ce furent les derniers morts de la guerre ; et nous
pensâmes à eux, je ne sais pourquoi, avec une tristesse plus indignée. L’armistice
éclata au-dessus de nous comme une éblouissante fusée, traçant à travers le
ciel de notre vie grise une courbe de météore. Des soldats radieux, portant les
journaux, se mêlèrent dans la cour aux groupes qui, tout à coup, se tendirent
et se disloquèrent dans une explosion de cris. Les casquettes montèrent avec
des cris : des hommes se mirent à courir dans les escaliers, se
poursuivant, poursuivis par leur joie. Armistice, paix, fin de cauchemar, fin
de captivité ! Nous partageâmes cette grande joie, emportés nous aussi. Les
minutes qui s’écoulaient n’étaient plus désormais celles de l’immense
fratricide. Mais nous étions pleins d’arrière-pensées :
    – C’est une victoire écrasante, disait Krafft.
    – Donc : pas de révolution. L’ordre, le triomphe, les
trophées, les défilés, l’orgueil des survivants assurant l’oubli des
souffrances et des morts, l’apothéose des généraux.
    – Ici, oui, reprenait Fomine – et pour le moment ;
mais là-bas c’est déjà la révolution, vraie victoire des vaincus, née de la
défaite.
    Oui. Là-bas et ici. Où qu’elle soit cette victoire des
vaincus, allumant maintenant ses torches à Kiel, à Berlin, à Vienne, à
Buda-Pesth, aux flammes des drapeaux rouges, annoncée par Liebknecht sorti de
prison pour haranguer les foules du balcon de l’Empereur (« … il les a mis,
le Kaiser, comme un zèbre ! ah, là là ! »), cette victoire est
la nôtre ! Quel bond fait-elle, de la Néva, de la Volga à la Vistule, au
Rhin, à l’Escaut ! Se laissera-t-elle arrêter par les vieilles armées
portant leurs vieilles victoires mortelles ? Nous concluions tour à tour
que c’était impossible et que c’était probable.
    La morgue avait son contingent de demi-morts. Ils
entendirent l’acclamation de l’armistice. La porte de leur salle froide et
nauséabonde s’ouvrit en coup de vent sur un groupe exalté. Ils purent entrevoir
des faces tendues, des bras ouverts qui les appelaient, ils purent entendre des
voix vigoureuses leur crier :
    – Y a plus

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