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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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« Merveilleuse ».
Il regardait les astres, et, entre eux, les espaces d’un bleu foncé où
apparaissaient infiniment, faisant ciller ses paupières, d’infimes points
lumineux qui étaient encore des astres. Et il pensa sans mots à ces mondes sans
nombre, à ces grands feux gravitant dans l’espace suivant des courbes
nécessaires, aux continents, aux races, aux villes, aux fleurs, aux machines, aux
bêtes dans l’herbe chaude, l’eau croupissante, la jungle, la steppe froide, aux
enfants qui riaient, à cette heure, sur des plages, dans le soleil, de l’autre
côté de la terre ; une mère allaitant son enfant goulu, bercé par toute la
chaleur et la clarté du monde, quelque part, peut-être en Californie, peut-être
en Malaisie, madone bronzée ou cuivrée, madone aux yeux bridés, aux seins
pointus, madone blanche. – « Mais elles existent, elles existent »,
pensa Sonnenschein avec une joie étonnée. « Il n’y a pas de mort », dit-il,
surpris de sa propre parole, sans que la présence des cadavres froids, derrière
lui, dans la salle nauséabonde, lui parût contredire l’affirmation inexprimable
dont il était plein.
    – Sonnenschein !
    Faustin Deux le rejoignait.
    – Sonnenschein, demandait-il, savez-vous ramer ?
    – Non.
    – C’est bon de ramer, dit le noir.
    Il se courba, le cou tendu, maniant de ses bras herculéens
des avirons imaginaires.
    – Ainsi. La nuit, là. Il y a les roseaux, le fleuve est
terrible, tu sais, calme et terrible, traître comme un serpent endormi…
    – Quel fleuve ? pensa Sonnenschein, mais sans
interroger. Il murmurait :
    – Oui, c’est bon de ramer, Faustin. Tu reprendras les
avirons, Faustin, sur le fleuve paisible et traître.

30. L’armistice.
    On se demandait au réveil quels étaient les morts de la nuit.
Nous appelions l’infirmerie la Morgue. Un malade dit même, se sentant
très bas :
    – Allons, me voilà bon. Emportez-moi à la morgue.
    On l’emporta. C’était un Alsacien ou un Belge, ouvrier ou
paysan, un gars parmi bien d’autres, dont on ne savait rien de particulier. Le
mal, effaçant sa jeunesse, le dépersonnalisait davantage. Sa plus grande
préoccupation de la dernière journée fut qu’on ne lui volât point sa montre en
nickel fixée au poignet par un bracelet de cuir. Consumé par la fièvre, il
levait les bras ; mais pour cacher la montre s’efforçait de les réunir sous
sa nuque. Nous allâmes le voir, Sonnenschein et moi : il sortit d’un
égarement désespéré pour nous faire de la main, au-dessus de sa tête, le signe
du départ : Adieu, Adieu… La douleur de mourir se lisait clairement sur
cette face à la fois moite et desséchée, comme ossifiée, plaquée de pourpre, livide
aux tempes où les yeux noyés dans une buée avaient une fixité atroce. Ce ne fut
qu’un mort parmi bien d’autres.
    Nous fûmes presque tous atteints, mais notre groupe résista
victorieusement à l’épidémie. Dès le début, nous avions remarqué que le mal ne
tuait que les plus misérables, les affamés, les pouilleux. Les Grecs, réduits
pour la plupart à la pitance administrative et dont l’hygiène était mauvaise, avaient
été touchés les premiers. Les Belges et les Alsaciens pauvres furent décimés. Les
Russes tinrent bon grâce à notre solidarité. Notre caisse de secours assurait à
peu près aux plus malchanceux un supplément de vivres suffisant pour maintenir
en veilleuse la flamme de l’être. Nous ne laissâmes emporter personne à la
morgue, alors que les autres débarrassaient au plus tôt leurs salles du
fiévreux. Nous nous couchâmes, claquant des dents, à tour de rôle, les
convalescents et les épargnés veillant les frappés. Nous continuions à lutter, à
penser. Il fallait porter au camarade roulé dans ses couvertures, la tête
brûlante enfoncée dans un coussin couvert d’un vieil essuie-mains, il fallait
lui porter les nouvelles du jour, dépêches du front, « poche » de
Château-Thierry, ruée suprême des Centraux sur Paris, – les dépêches de Russie,
terreur, exploits des Tchécoslovaques, « barbarie des prétoriens chinois
et lettons formant la garde des Commissaires du Peuple », démenti des
rumeurs d’assassinat de Trotsky, guérison de Lénine, nationalisation des
grandes industries ; – et le malade ricanait, réfléchissait, voulait
discuter ; et c’était déjà en lui la victoire de la vie.
    … Je n’oublierai jamais la joie d’un jeune gars qui

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