Naissance de notre force
passé mieux qu’une lettre à la poste… Si ça ne va pas au
poteau, attendez-moi.
Le Roumain n’entendit bien qu’un mot sinistre : « au
poteau ». Il se pencha dehors et regarda longuement dans les ténèbres. Le
factionnaire n’était pas visible, caché dans sa guérite ; mais le canon du
fusil brillait ; et peut-être le Roumain devina-t-il au-dessus du tube d’acier
rayé des yeux de guetteur féroce. La tête de mongol de Floquette, ramassé sur
lui-même, tout entier aux écoutes pour ne pas rater le deuxième évadé, l’espion.
– Lambinez pas comme ça, pressa Markus. Allez-y. Donnez-moi
votre bras…
Le Roumain eut un brusque recul.
– Non, je reste. J’ai changé d’idée. Bonne chance.
Ses bras tremblaient, ses lèvres étaient noires dans un
visage de toile grise. Markus haussa les épaules, enjamba l’appui de la fenêtre
et se laissa glisser le long des couvertures nouées. Le premier coup de feu
claqua. Markus vit une flamme lui barrer le chemin. Les réflecteurs l’aveuglaient ;
il ne s’attendait pas à une lumière si vive, fantastiquement augmentée par l’énorme
fracas de la détonation ; il fonça vers la nuit, droit devant, s’agrippa
aux fils de fer, commença l’escalade, cible magnifique accrochée aux barbelés. Floquette
tirait froidement sur lui à quinze mètres, en l’injuriant à mi-voix :
« Bouffe l’argent boche, tiens, bouffe-le, salaud, espion. » Il fut
traîné, sanglant dans la boue jusqu’à la hauteur de l’infirmerie. La Bille
accourut, fendit le groupe exaspéré qui s’acharnait sur ce moribond et vint
braquer sa lampe de poche sur le jeune visage dévasté par la dernière
souffrance.
– Malheur ! s’exclama le gendarme, ce n’est pas
lui !
– Vite, sacré nom, l’infirmier… Ramassez-le, tas de
brutes !
Le Roumain grelottait sur sa couche, affreusement heureux, dans
toutes les fibres de son être, qu’un autre fût tué à sa place, mais transi à l’idée,
désormais écrasante, qu’il n’y avait pas d’évasion possible et que le fusillé
de demain parlerait, parlerait certainement…
29. L’épidémie.
Sam fut repris le lendemain après avoir franchi dix-huit
kilomètres par les routes boueuses.
La Bille se montra dans la grande cour, les épaules rondes, sournois
et navré. À des Belges qui l’entourèrent, il dit :
– C’est un malheur. Je l’aurais bien laissé courir, ce
pauvre garçon… Des hommes, le front baissé, regardaient fixement l’étui de son revolver.
L’infirmier Jean passait, traînant après lui une odeur d’iodoforme.
– On lui a fait six piqûres, chuchotait-il, les yeux
écarquillés, le regard perdu.
Il ne dessoûlait plus. Nous étions atterrés par cet
assassinat reconstitué dans ses moindres détails, nous étions confondus par le
sentiment de notre impuissance totale. Rien n’avait encore changé à la place
occupée par Markus dans la salle III. Sa mallette en osier était là, ses
journaux illustrés, sa brosse à dents. Le Roumain jouait aux dames au cabaret
de la Bonne Fortune avec M. Arthur. Tous deux avaient les mêmes
mains molles, longues et blanches.
Nous délibérâmes. Nous eussions voulu une révolte. Mais nous
la sentions impossible, inutile, et nous avions peur, peur d’être lâches, peur
de nous jeter dans une aventure par peur d’être lâches, peur de notre
impuissance. Notre fureur refoulée se muait en dégoût. Nous marchions comme en
cage, pesant toutes les hypothèses. Quelle révolte possible contre les trente
hommes armés de bons fusils, qui nous gardaient, affamés, sans un vrai couteau ?
Mais laisser le silence couvrir cette flaque de sang ? Tenter un mouvement
de protestation, exiger une enquête ? Protestation, contre qui ? Enquête,
par qui ? Les Grecs nous firent dire qu’ils nous soutiendraient si nous
agissions. Nous nous comptâmes : dix-huit hommes sûrs, une dizaine qui
marcheraient tant que nous tiendrions, nous, – vingt-huit –, une dizaine d’énergiques
qui se joindraient à nous. Trente-huit sur quatre cents. Une cinquantaine de
Grecs qui tiendraient bien un moment. Le reste plus que douteux, capable de
nous soutenir au début et de flancher l’instant suivant.
Un grand gars blond, vêtu d’un tricot de marin, rayé blanc
et bleu, vint dire au Comité :
– Ne bronchez pas. Je tuerai Floquette.
Il avait son dessein. Il avait son arme : un morceau de
barre de fer pointu, patiemment aiguisé,
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