[Napoléon 1] Le chant du départ
rocher. La mer étincelle.
Joubert se tient sur le seuil.
— Le gouvernement attend de l’armée de grandes choses, dit Napoléon. Il faut les réaliser et tirer la patrie de la crise où elle se trouve.
Commander à ces hommes, reconstituer une armée avec cette cohue misérable. Il s’attelle aussitôt à cette tâche, commence à dicter à Junot, à écrire et à donner des ordres.
— Il se peut que je perde un jour une bataille, mais je ne perdrai jamais une minute par confiance et paresse, dit-il.
Rien ne sert de se plaindre, de se lamenter sur l’état des troupes, de regretter de n’en pas disposer de meilleures. C’est avec ces hommes-là qu’il faut vaincre. Il n’y a jamais d’excuses à la défaite, pas de pardon pour ceux qui échouent.
— Le soldat sans pain se porte à des excès de fureur qui font rougir d’être homme, lance-t-il. Je vais faire des exemples terribles ou je cesserai de commander à ces brigands.
Il fait déposer sur la table les sacoches contenant les deux mille louis d’or que le Directoire lui a donnés pour mener sa campagne. Une aumône. Mais l’argent viendra de sa conquête.
Qu’on rassemble les troupes.
Les officiers s’étonnent. Dès maintenant ?
— Je ne perdrai jamais une minute, répète-t-il.
Il voit entrer les généraux. Il se tient les jambes écartées, bicorne en tête, l’épée au côté. Il est au centre de leurs regards chargés de jalousie, de récriminations et de morgue. Chacun de ces hommes, Sérurier, Laharpe, Masséna, Schérer, Augereau, celui-là surtout, avec sa taille et sa carrure de lutteur, estime qu’il a plus droit que Napoléon à occuper le poste de général en chef.
Ils ont tous fait leurs preuves. Qu’est-ce que ce général de vingt-sept ans qui n’a jamais commandé en chef sinon une armée de police au service de la Convention ? Augereau le toise.
Napoléon fait un pas. Ces hommes-là ne sont que des boulets de canon. Lui, il est l’artilleur qui commande le feu.
Il les regarde l’un après l’autre. Chaque fois, c’est une épreuve de force. Une joie chaude, vibrante monte en lui quand Masséna puis Schérer baissent les yeux. Les autres plient à leur tour. Augereau s’obstine quelques instants de plus.
Lui dire par le regard : « Vos cinq pieds six pouces ne vous empêcheraient pas d’être fusillé sur l’heure. » Et se sentir décidé et prêt à le faire. C’est cela, commander.
Augereau détourne les yeux.
Les généraux sortent. Napoléon entend Masséna qui s’exclame : « Ce petit bougre de général, il croit vous écraser au premier coup d’oeil, il croit faire peur. »
Je les écrase.
Napoléon s’installe à sa table de travail, face à la baie. Commander, c’est aussi écrire, parce que les mots sont des actes.
« Vous ne vous faites pas une idée de la situation administrative et militaire de l’armée, écrit-il au Directoire. Elle est travaillée par des esprits malveillants. Elle est sans pain, sans discipline, sans subordination… Des administrateurs avides nous mettent dans un dénuement absolu de tout… Une somme de six cent mille livres annoncée n’est pas arrivée. »
Il interrompt sa lettre.
Ce commandement en chef, dans ces conditions, avec rassemblés au Piémont et en Lombardie près de soixante-dix mille Austro-Sardes, c’est la première grande épreuve.
Si je suis ce que je sens être, alors ce sera la victoire, un nouveau degré franchi. Vers quoi ? Vers plus. Il n’y a, une fois encore, aucun autre choix qu’avancer, faire avec ce dont on dispose.
Il reprend la plume : « Ici, écrit-il, il faut brûler, faire fusiller. »
Puis il ajoute, écrasant sa plume, traçant des lettres aux jambages forts : « Malgré tout cela, nous irons. »
Au travail. Agir. Agir.
Napoléon n’attend même pas que Berthier, le nouvel aide de camp, se soit installé : il dicte. Il a l’impression de lire un texte qui se déroule devant ses yeux. C’est comme si la pensée devenait mots sans même avoir eu besoin d’être formulée avant dans la tête.
Ici, il faut un atelier de cent ouvriers, pour l’artillerie et les armes. Partout il faut veiller à la distribution de viande fraîche tous les deux jours. Là, les sommes détenues par les Commissaires des Guerres doivent être versées dans les caisses de l’armée. Il ne faut pas diminuer les rations des hommes et des chevaux sans autorisation expresse. Que le général
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