[Napoléon 1] Le chant du départ
Berthier signale les officiers et les hommes qui se sont distingués.
Napoléon s’arrête de marcher. Tout à coup il paraît pensif.
— Du triomphe à la chute, il n’y a qu’un pas, dit-il. Un rien a toujours décidé des plus grands événements.
Puis il s’approche d’une table sur laquelle des cartes et des plans ont été dépliés.
— Prudence, sagesse, murmure-t-il, ce n’est qu’avec beaucoup de dextérité que l’on parvient à de grands buts et que l’on surmonte tous les obstacles, autrement on ne réussira en rien.
Il regarde Berthier, qui s’est avancé.
— Ma résolution est prise, dit Napoléon.
Il suit du doigt les axes qu’il a choisis pour les attaques.
Une nuit entière de veille pour parvenir à ce tracé. Une nuit pendant laquelle il a grossi « tous les dangers et tous les maux possibles », une nuit d’agitation pénible. Et maintenant, tout est oublié, et ne reste que ce qui doit être fait pour que l’entreprise réussisse.
Il garde son doigt sur la carte, le bras tendu, figé, alors qu’en lui une excitation aussi vive que celle qu’il ressentait lorsqu’il résolvait un problème de mathématiques semble faire trembler chaque partie de son corps, mais rien n’en transparaît.
Il va vers la fenêtre.
— Le secret des grandes batailles consiste à savoir s’étendre et se concentrer à propos, dit-il sans regarder Berthier.
En le congédiant, il murmure :
— Ce sont les axes qui doivent servir à tracer la courbe.
Tout à coup, la fatigue, l’épuisement, cette nuit qui tombe, fraîche, la solitude, cette impossibilité de dormir parce que la pensée continue de tourner vite, emportée par son élan. Le plaisir seul, dans la confiance que donne un corps offert, pourrait, quelques instants, apaiser cette sarabande de questions qu’il faut faire sortir de soi, écrire à Joséphine : « Qu’est-ce que l’avenir ? Qu’est-ce que le passé ? Qu’est-ce que nous ? Quel fluide magique nous environne et nous cache les choses qu’il nous importe le plus de connaître ? »
Désir d’elle, si dure l’absence ! Pourquoi cette vie divisée ? « Un jour tu ne m’aimeras plus ; dis-le-moi. Je saurai du moins mériter le malheur. Vérité, franchise sans bornes… Joséphine ! Joséphine ! Souviens-toi de ce que je t’ai dit quelquefois ; la nature m’a fait l’âme forte et décidée ; elle t’a bâtie de dentelles et de gaze. As-tu cessé de m’aimer ?… Adieu, adieu, je me couche sans toi, je dormirai sans toi. Je t’en prie, laisse-moi dormir. Voilà plusieurs nuits où je te sens dans mes bras. Songe heureux, mais ce n’est pas toi ! »
Il va et vient dans la pièce, comme pour se détacher de cette obsession qui s’accroche à lui, le harcèle. Que fait-elle ? Pense-t-elle à lui ?
La peau à nouveau le brûle.
Il ouvre la porte. Qu’on appelle ses aides de camp.
Le lendemain matin, les troupes sont rassemblées. Il entend, en arrivant, un murmure. Il voit les rangs onduler parce que les soldats se penchent pour l’apercevoir. Les tenues sont disparates. Même les officiers, en avant de leurs hommes, ont des allures de brigands.
La rumeur ne cesse pas quand il s’approche des premiers rangs. C’est une nouvelle épreuve de force. Il tire sur les rênes de son cheval, se cambre. Il domine ce moutonnement d’hommes qui tournent leurs visages vers lui. Il faut de cette foule faire une armée. Il a dû accomplir la même transformation à Toulon. Mais ici la tâche est plus rude, plus grande. Il est le général en chef.
— Soldats, lance-t-il, vous êtes nus, mal nourris ; le gouvernement vous doit beaucoup, il ne peut rien vous donner.
La rumeur enfle. Il est sur cette mer et il doit tenir la barre.
— Votre patience, le courage que vous montrez au milieu de ces rochers sont admirables, reprend-il. Mais ils ne vous procurent aucune gloire, aucun éclat ne rejaillit sur vous.
Le bruit s’apaise. On l’écoute.
— Je veux…
Du regard il parcourt l’étendue sombre où le soleil fait briller les canons des fusils.
— Je veux vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde. De riches provinces, de grandes villes seront en votre pouvoir…
Il reprend :
— Votre pouvoir.
Sur la place, entre les maisons aux façades ocre, c’est maintenant le silence.
— Vous y trouverez honneur, gloire et richesses.
Il répète : « Richesses. »
— Soldats d’Italie,
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