[Napoléon 1] Le chant du départ
la victoire décisive.
Vaincre, avec ces trente mille soldats de l’armée d’Italie, c’est un défi qu’il doit relever, et à cette pensée il devient fébrile. Il se sent soulevé comme s’il était porté par une vague.
Il appelle Junot, demande le document que Carnot lui a remis le 6 mars, cette Instruction pour le général en chef de l’armée d’Italie . Il la parcourt une nouvelle fois. Il reconnaît les idées qu’il a si souvent exposées à Augustin Robespierre, à Doulcet de Pontécoulant, à Carnot lui-même : « L’attaque unique du Piémont ne remplirait pas le but que le Directoire exécutif doit se proposer, celui de chasser les Autrichiens de l’Italie et d’amener le plus tôt possible une paix glorieuse et durable… Le général en chef ne doit pas perdre de vue que c’est aux Autrichiens qu’il importe de nuire principalement. »
Il ne peut relire les quelques lignes de conclusion sans ricaner : « Le Directoire insistera avant de terminer la présente Instruction sur la nécessité de faire subsister l’armée d’Italie dans et par les pays ennemis, et de lui fournir, au moyen des ressources que lui présenteront les localités, tous les objets dont elle peut avoir besoin. Il fera lever de fortes contributions, dont la moitié sera versée dans les caisses destinées à payer en numéraire le prêt et la solde de l’armée. »
Prendre tout ce que l’on peut aux Italiens, arracher par la force tout ce que l’on veut : voilà le sens de l’ Instruction . Et avec le butin nourrir, payer, armer les soldats, et remplir les caisses du Directoire.
Soit. Telle est la guerre. Tel est le pouvoir des armes.
Il replie la directive. Et c’est aussitôt comme s’il glissait de la crête au creux de la vague, de l’exaltation à l’abattement.
Il reprend la plume. Il voit Joséphine.
« Je t’ai écrit hier de Châtillon… Chaque instant m’éloigne de toi, adorable amie, et à chaque instant je trouve moins de force pour supporter d’être éloigné de toi. Tu es l’objet perpétuel de ma pensée ; mon imagination s’épuise à chercher ce que tu fais. Si je te vois triste, mon coeur se déchire et ma douleur s’accroît ; si tu es gaie, folâtre avec tes amis, je te reproche d’avoir bientôt oublié la douloureuse séparation ; tu es alors légère et dès lors tu n’es affectée par aucun sentiment profond.
« Comme tu vois, je ne suis pas facile à me contenter… Je regrette la vitesse avec laquelle on m’éloigne de toi… Que mon génie qui m’a toujours garanti au milieu des plus grands dangers t’environne, te couvre, et je me livre à découvert. Ah, ne sois pas gaie mais un peu mélancolique… Écris-moi, ma tendre amie, et bien longuement, et reçois les mille et un baisers de l’amour le plus tendre et le plus vrai. »
Il cachette la lettre sans la relire, puis il écrit l’adresse :
« À la citoyenne Beauharnais, rue Chantereine, n° 6, à Paris. »
Il tend la lettre à Junot sans un mot.
Et déjà l’envie le prend d’écrire à nouveau. Mais il faut attendre le prochain relais.
Voici Marseille. La voiture avance au pas dans les rues étroites et populeuses qui descendent vers les quais du port. Napoléon se penche. Il reconnaît l’odeur de saumure, les relents de fruits pourris. C’est comme si le passé si proche revenait porté par ces effluves, ce vent froid, les mêmes que ceux qui s’engouffraient dans la ruelle du Pavillon, lorsqu’il avait rendu visite aux siens.
Il a changé leur vie. C’était son devoir et c’est sa fierté. Sa mère, ses frères et ses soeurs ont pu quitter l’appartement minable de la rue du Pavillon, et aussi l’hôtel de Cypières. La voiture passe devant ce bâtiment imposant et austère où sont hébergés les exilés corses. Letizia Bonaparte y a vécu treize mois, subsistant grâce aux aides fournies par le Directoire départemental.
Elle ne connaîtra plus cela, jamais plus.
La voiture s’arrête devant le numéro 17 de la quatrième calade de la rue de Rome, à quelques dizaines de mètres de l’hôtel de Cypières. Napoléon descend, regarde la façade de cette imposante demeure bourgeoise. Sa mère vit là maintenant, dans l’un des plus beaux, des plus vastes appartements de Marseille.
C’est lui, son fils, qui a permis cela.
Ses soeurs, Pauline et Caroline, se précipitent, jeunes femmes élégantes grâce à lui. Elles le harcèlent. Ce mariage ? Cette
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