[Napoléon 1] Le chant du départ
Madame ?… Quel peut être ce merveilleux, ce nouvel amant qui absorbe tous vos instants, tyrannise vos journées et vous empêche de vous occuper de votre mari ? Joséphine, prenez-y garde, une belle nuit, les portes enfoncées, et me voilà ! »
Un moment de rage dans le creux d’une nuit automnale, alors que les pluies tombent sur la Lombardie, que l’humidité imprègne l’uniforme, que les brouillards masquent les marais qui entourent Mantoue. La fatigue, puis l’épuisement, le rhume tenace, la fièvre, la gale qui revient font le siège d’un corps maigre à la peau jaune qu’il faut pourtant mettre sur pied, tenir à cheval, aller d’une ville à l’autre, de Bologne à Brescia, de Vérone aux faubourgs de Mantoue. Des nouvelles en provenance de Vienne annoncent que l’Empire rassemble des troupes fraîches, plus nombreuses, plus aguerries, mieux armées, sous le commandement du général Alvinczy. Il va falloir faire face à nouveau.
Napoléon inspecte les troupes. Il écoute. Des officiers et des soldats se plaignent. Celui-ci a été insulté en ville. Cet autre agressé. Les chemins ne sont plus sûrs. « La population est contre nous », répète-t-on. Un convoi de tableaux destinés à Paris a dû regagner Coni, car dans les campagnes du Piémont des bandes attaquent les transports de l’armée et les patrouilles. Ces « Barbets » sont des paysans qui nous haïssent, explique-t-on à Napoléon.
Il est une fois de plus seul face à l’avenir.
Peut-on, avec une armée qui compte à peine quarante mille hommes, qui est menacée par des forces supérieures qui semblent inépuisables, venues de Croatie, de Hongrie, d’Allemagne, d’Autriche, tenir l’Italie, le Piémont et la Lombardie ? Bologne et Vérone ?
Il fait entrer Miot de Mélito, le représentant de la République en Toscane. L’homme, petit, disert, expose la situation. Napoléon le questionne. Il observe le diplomate, devine sa surprise. Il s’attendait à trouver l’un de ces généraux à la Masséna, courageux et emportés.
— Vous ne ressemblez pas aux autres, dit-il à Napoléon. Vos vues militaires et politiques…
Il s’interrompt, murmure, comme s’il n’osait pas l’avouer :
— Vous êtes l’homme le plus éloigné des formes et des idées républicaines que j’aie rencontré.
— Il faut nous faire des amis, dit Napoléon, pour assurer nos arrières et nos flancs.
Il s’éloigne, voûté, les cheveux raides tombant le long de son visage pâle et encore amaigri.
— L’on se coalise de tous côtés contre nous, dit-il. Le prestige de nos troupes se dissipe. On nous compte. L’influence de Rome est incalculable. Rome arme, fanatise le peuple.
Il s’interrompt :
— Il faut adopter un système qui puisse nous donner des amis, tant du côté des peuples que du côté des princes.
Puis il croise les bras, lance :
— On peut tout faire avec des baïonnettes sauf s’asseoir dessus.
Il faut donc agir avec d’autres armes.
— La politique, dit-il, les institutions.
Il se souvient de ses lectures. Il pourrait réciter toutes les notes qu’il a prises à Paris ou Valence quand il s’abreuvait de livres d’histoire. Il se remémore les Institutes de Justinien . Pourquoi ne pas créer ici, au coeur de l’Italie, des républiques alliées, comme la Rome antique en avait fait naître autour d’elle ?
— Le Directoire exécutif…, interrompt Miot.
Napoléon a un geste d’irritation. Que savent les Directeurs ? Que font-ils ? Il leur a écrit. Il a réclamé « des troupes, des troupes si vous voulez conserver l’Italie ». Ils ont répondu par des conseils de prudence. Il ne faut pas favoriser les patriotes italiens, ont-ils dit.
— Il faudrait au contraire, reprend Napoléon, réunir un congrès à Bologne et Modène, et le composer des États de Ferrare. Bologne, Modène et Reggio. Ce congrès formerait une légion italienne, constituerait une espèce de fédération, une république.
Miot s’affole. Ce ne sont pas là les orientations du Directoire.
Napoléon hausse les épaules.
Le 15 octobre, la réunion se tient à Modène en sa présence, et les cent députés proclament la république Cispadane.
La puissance, la politique, le diplomatie : il commence à goûter ces fruits-là, que la victoire des armes permet de cueillir et dans lesquels il peut mordre, parce qu’il est le général en chef de ces soldats vainqueurs.
Le commandeur
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