[Napoléon 1] Le chant du départ
mon devoir, l’armée fait le sien. Mon âme est déchirée, mais ma conscience est en repos. Des secours, des secours… »
Mais quand il marche au milieu des marais d’Alpone, le 14 novembre 1796, il ne pense plus aux secours. On fait avec ce qu’on a.
Il avance en tête des troupes, sur des étroites chaussées de terre qui traversent les marais. La ville d’Arcole est enfouie dans le brouillard. L’eau des marais est glacée, fétide. Les Autrichiens d’Alvinczy sont sur l’autre rive, retranchés. Des officiers tombent en grand nombre aux côtés de Napoléon, parce qu’ils marchent eux aussi sur ces levées de terre où l’on se presse, offrant des cibles faciles à l’ennemi.
Voici un pont de bois, comme à Lodi.
Napoléon éprouve ce même mouvement du corps. Il faut tout risquer chaque fois si l’on veut vaincre.
Napoléon s’engage, accompagné d’un tambour qui bat la charge. Il ne regarde pas derrière lui. Il arrache un drapeau des mains d’un sergent, le brandit. Il crie : « Soldats, n’êtes-vous plus les vainqueurs de Lodi ? » En avant ! Il trébuche sur des corps. On le bouscule. Des grenadiers le dépassent, une décharge ennemie et ils sont couchés à terre. Il est seul, poitrine offerte. La mort n’est rien si elle vient ainsi au coeur de l’action. Muiron, Muiron son ami du siège de Toulon, le meilleur de tous ses aides de camp, se place devant lui. Une secousse. Muiron est mort. Son corps glisse contre celui de Napoléon. Il faut avancer. Il glisse, heurte l’un des montants du pont, bascule et tout s’efface. La nuit l’enveloppe.
Lorsqu’il ouvre les yeux, il écoute sans mot dire son frère Louis lui expliquer qu’il s’est évanoui et qu’on l’a arraché au marais au moment où des Croates arrivaient de l’autre rive pour se saisir de lui.
Il se redresse. C’était l’épreuve. Le moment sombre. Il est vivant. Alvinczy est battu.
Que la cavalerie poursuive les Autrichiens, dit-il. Un officier murmure que c’est là une manoeuvre risquée qui ne se pratique jamais.
— La guerre, c’est imaginer, dit-il en fermant les yeux.
Il pense à Muiron, aux hommes dont on voyait les dos comme des troncs morts affleurant à fleur d’eau dans les marais de l’Alpone. Il aurait pu être l’un d’eux. Mort comme Muiron qui a donné sa vie pour lui. Mais tout est possible, puisqu’il est vivant. La mort l’a effleuré comme pour lui faire sentir qu’elle ne voulait pas de lui, qu’il était encore plus fort qu’elle.
Il est las mais déterminé, dans la voiture qui le conduit à Milan. Ses membres sont comme brisés par la fatigue. Il tousse. Mais il n’y a que la mort qui empêche d’agir. Et il a tant de choses à faire encore. Le Directoire a envoyé de Paris le général Clarke, chargé de négocier avec Vienne.
On se méfie donc de moi. Moi, le vainqueur. Moi, dont Paris applaudit les succès .
Au point que la rue Chantereine où habite Joséphine a été baptisée « rue de la Victoire », et qu’un théâtre joue une pièce à la gloire de Napoléon, intitulée Le Pont de Lodi . Chaque soir, les spectateurs se lèvent pour applaudir le général vainqueur et héroïque.
Mais les directeurs le craignent. On n’en finit jamais avec la rivalité entre les hommes.
Que ma femme me console .
Le 27 novembre, Napoléon entre dans le palais Serbelloni. Il n’a pas besoin d’aller au-delà du perron. Ce palais est vide, mort. Où est-elle ? À Gênes, invitée par le Sénat à présider des festivités. Partie avec Hippolyte Charles. « Qu’on le fusille ! » crie-t-il. Puis il se reprend. Que pourrait-il invoquer ? La jalousie ? Qui est ridicule ? Le mari ou l’amant ? Il ne reste que le désespoir, comme une petite mort qui répète dans la vie privée cette chute dans les marais de l’Alpone, du haut du pont d’Arcole.
« J’arrive à Milan, écrit-il à Joséphine, je me précipite dans ton appartement, j’ai tout quitté pour te voir, te presser dans mes bras… Tu n’y étais pas : tu cours les villes avec des fêtes, tu t’éloignes de moi lorsque j’arrive… Accoutumé aux dangers, je sais le remède aux ennuis et aux maux de la vie. Le malheur que j’éprouve est incalculable ; j’avais le droit de ne pas y compter.
« Je serai ici jusqu’au 9 dans la journée. Ne te dérange pas ; cours les plaisirs ; le bonheur est fait pour toi. Le monde entier est trop heureux s’il peut te plaire,
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