[Napoléon 1] Le chant du départ
rapport des forces.
Il appelle l’un de ses aides de camp, Lavalette. L’officier s’incline. Cette politesse respectueuse mais sans obséquiosité, cet « air de bonne compagnie », Napoléon les reconnaît. Ce sont ceux des aristocrates, des anciens royalistes.
Lavalette est fidèle, intelligent. Il doit être un excellent agent de renseignement : Napoléon le fait asseoir.
Que Lavalette voie Carnot. Celui-ci est, avec Barthélemy, proche des milieux royalistes qu’on retrouve dans le club de Clichy. Par souci de stabilité, Carnot serait-il prêt à liquider la République ? Il faut savoir ce que cet homme-là pense, prépare. Des élections doivent avoir lieu dans quelques semaines. Tout indique que les royalistes vont l’emporter. En face, les triumvirs Barras, Reubell, La Révellière-Lépeaux sont sans doute décidés à recommencer Vendémiaire.
Napoléon va et vient. Ce jeu l’excite. Il s’y sent habile. C’est une guerre, mais souterraine, feutrée. Un jeu d’échecs. Un affrontement comme sur un champ de bataille, mais avec des règles plus complexes, des joueurs plus habiles, des cases et des pièces plus nombreuses. La guerre, ce serait le jeu de dames. La politique, le jeu d’échecs.
Et cet échiquier serait lui-même soumis à des forces multiples qui pourraient se déclencher tout à coup, balayer les pièces et les joueurs. Napoléon se souvient de ces scènes dans la cour des Tuileries, ces femmes du 10 août en furie mutilant les corps morts des Suisses.
— La démocratie peut être furieuse, murmure-t-il, mais elle a des entrailles et on l’émeut.
Il faut que Lavalette s’emploie à créer des journaux, à rencontrer les écrivains, les journalistes, ceux qui pèsent sur l’opinion. Qu’on sache partout qui est Bonaparte, ce qu’il a fait, ce qu’il veut : la paix. Ces orateurs, ces romanciers, ces poètes, ces peintres, il faut qu’ils parlent des exploits du génénral Bonaparte.
Lavalette approuve.
— L’aristocratie, poursuit Napoléon, demeure toujours froide, n’est-ce pas ? Elle ne pardonne jamais.
Puis il donne ses consignes. Que Lavalette voie Carnot, répète-t-il. Il faut rassurer Carnot, l’endormir.
— Dites-lui, comme une opinion qui vient de vous, qu’à la première occasion je me retirerai des affaires ; que si elle tarde, je donnerai ma démission ; saisissez bien l’effet que cela fera sur lui.
Le 13 vendémiaire, il avait été l’homme de Barras. Cette fois-ci, il ne joue qu’à son seul profit.
La scène se met en place. Le 13 avril 1797, dans la petite ville de Leoben, les deux plénipotentiaires autrichiens demandent à être reçus.
Napoléon les fait attendre, parce qu’il faut que ces deux « Messieurs », deux nobles élégants et raides, le général comte de Merveldt et le comte de Beauregard, comprennent qu’ils ne sont pas les maîtres de la négociation.
À les imaginer qui s’impatientent malgré leur impassibilité, Napoléon éprouve le plaisir du joueur qui anticipe de plusieurs coups la marche de la partie. Il a appris, il apprend, à mettre ainsi les hommes, fussent-ils les plus avertis, dans une situation de déséquilibre. Tout compte, dans cette lutte d’homme à homme, de pouvoir à pouvoir, qu’est une discussion.
Il veut obtenir que l’Autriche renonce à la Belgique et à la rive gauche du Rhin. Il lui proposera en échange la Vénétie, qu’il ne contrôle pas encore, mais il suffira d’un prétexte pour renverser le pouvoir du Doge. La France conservera les îles Ioniennes.
Ces propositions devront demeurer secrètes. Que penseraient les Vénitiens ? Comment jugeraient les Directeurs qui ont déjà fait savoir qu’il fallait céder à l’Autriche, si elle négociait, la Lombardie ?
Napoléon entre d’un pas lent dans la pièce au plafond bas où se tiennent les deux plénipotentiaires. Il va gagner, puisqu’il sait ce qu’il veut. Ce qui fait la force d’un homme, général ou chef d’État, c’est de voir plus loin, plus vite que ses adversaires.
Le 18 avril, les Préliminaires de Leoben sont signés entre Napoléon et les envoyés de Vienne.
J’ai poussé ma pièce .
Une nuit d’insomnie à nouveau.
Il faut jouer sur toutes les cases. Faire partir un courrier pour le Directoire, avec le texte des Préliminaires, et menacer sur un ton modeste de démissionner si les Préliminaires ne sont pas acceptés. Trouver les mots pour contraindre ces hommes à ne
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