[Napoléon 1] Le chant du départ
futur.
Se confier, parfois, parce qu’ainsi les idées prennent forme et force, qu’elles obligent ceux qui les reçoivent à se déterminer, qu’elles les font trembler ou rêver, qu’elles organisent l’avenir. Se confier pour dire des demi-vérités, entretenir le doute sur ses ambitions tout en les révélant en partie.
« Je ne voudrais quitter l’armée d’Italie, dit Napoléon, que pour jouer un rôle à peu près semblable à celui que je joue ici, et le moment n’est pas encore venu… Alors la paix est peut-être nécessaire pour satisfaire les désirs de nos “badauds” de Paris, et si elle doit se faire, c’est à moi de la faire. Si j’en laissais à un autre le mérite, ce bienfait le placerait plus haut dans l’opinion que toutes mes victoires. »
Assez parlé sérieusement, dînons .
Napoléon prend place. Il raconte des anecdotes, le plus souvent tirées de l’Histoire. Les yeux sont tous tournés vers lui.
Il donne le signal de la fin du dîner.
Il marche seul dans l’ombre du parc, entre les Italiens qui lancent des vivats, l’acclament du nom de « libérateur de l’Italie ». Il attend le marquis de Gallo, lui dit qu’après la paix il ambitionne de reprendre ses études d’astronomie, ou de mathématiques. Il pourrait vivre ici dans une demeure loin des rumeurs de la ville, tenant seulement pour la population des environs un rôle de juge de paix.
Joséphine les a rejoints.
« N’en croyez rien, dit-elle à Gallo de sa voix roucoulante. C’est l’esprit le plus inquiet, la tête la plus active, la plus féconde en projets au monde, et s’il cessait d’être occupé de grandes affaires, il bouleverserait chaque jour sa maison, il serait impossible de vivre avec lui. »
Elle rit.
Il la fait taire d’un regard. Il peut obtenir cela maintenant.
Il s’approche du marquis de Gallo. « Connaissez-vous le comte d’Antraigues ? » demande-t-il.
Et il s’éloigne sans attendre la réponse du marquis.
Berthier l’attend, dans l’un des salons du château aux lourds plafonds sculptés, aux tentures de velours sombre qui créent dans la pièce surchargée de meubles une atmosphère étouffante.
Sur l’une des tables qui lui sert de bureau, Napoléon aperçoit un gros portefeuille rouge, à la serrure dorée.
Il interroge Berthier du regard. Ce portefeuille a été saisi sur la personne du comte d’Antraigues, que le général Bernadotte, conformément aux ordres reçus, a arrêté. L’agent royaliste se trouvait en compagnie de l’ambassadeur de Russie Mordvinof. D’Antraigues possédait un passeport russe, ce qui lui avait permis de quitter Venise occupée par les troupes françaises et de franchir les premiers postes de contrôle. Bernadotte s’est emparé de lui à Trieste. Le prisonnier a été transféré à Milan.
Toute chose, tout être possède une face cachée et sombre. C’est elle, souvent, qui explique. Mais seul un petit nombre connaît ces secrets. Les autres, la foule, le peuple, ne découvrent qu’après la vérité : leur héros n’était qu’une marionnette dont on tirait les fils.
Napoléon pense à Mirabeau, si admiré et dont l’armoire de fer saisie aux Tuileries prouvait qu’il avait été payé par le roi comme l’un de ses vulgaires agents.
Napoléon, en s’aidant d’un poignard, fait sauter la serrure du portefeuille rouge. Il commence à feuilleter les pages recouvertes d’une écriture fine. Il s’arrête. Il reconnaît des noms : celui du général Pichegru, qui vient d’être élu président du Conseil des Cinq-Cents et qui est donc le chef de la réaction royaliste, l’un des membres les plus actifs du club royaliste de Clichy.
Il lit les trente-trois feuillets. Il s’agit du rapport que fait un agent royaliste, Montgaillard, à D’Antraigues. Les preuves de la trahison du général Pichegru lorsqu’il commandait l’armée de Rhin et Moselle sont accablantes. Des agents de l’armée des émigrés de Condé et les Autrichiens ont pris contact avec le général Pichegru. Il a réprimé le 1 er avril 1795, avec rudesse, une émeute sans-culotte à Paris. C’est un bon signe. Montgaillard, de la part de Condé, lui propose de réaliser avec son armée un coup d’État ouvrant au rétablissement de la monarchie. En récompense de sa trahison, il recevra le bâton de maréchal, la croix de commandeur de Saint-Louis, le château de Chambord, deux millions en numéraire, payés comptant,
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