[Napoléon 1] Le chant du départ
Il sent que ses aides de camp l’observent, figés dans une admiration respectueuse.
Un homme, du haut du pouvoir, il l’a déjà pressenti en Italie en créant les Républiques cisalpine et ligurienne, peut changer tout l’ordre des choses. Un homme commandant à des soldats en armes peut autant, plus qu’un peuple en révolution, qu’une populace et son désordre. Cette idée l’exalte. Il est fier de son oeuvre.
Il marche dans les rues de La Valette. Il entre dans la cathédrale Saint-Jean. Elle est transformée en fonderie. On exécute ses ordres.
Dans chacune des chapelles sont installés des fourneaux qui servent à passer au creuset tout l’or et l’argent des reliques. Dix ouvriers tapent à coups de marteau sur les objets précieux avant de fondre les morceaux.
Il rentre dans le palais des chevaliers. Il ordonne qu’on affiche la proclamation qu’il vient de relire : « Tous les habitants de l’île de Malte deviennent citoyens français et font partie de la République… L’homme ne doit rien au hasard de la naissance, seuls son mérite et ses talents le distinguent… »
Les heures, les jours passent. Lorsqu’il flâne dans les jardins du palais des chevaliers, il écoute ses généraux. Lannes se plaint de l’attitude de certains soldats qui ont pillé un couvent à Gozo, tenté de violer les religieuses, menacé leurs officiers. D’autres parlent des prostituées innombrables accueillantes aux Français.
Il écoute. De quoi se souviendra-t-on ? De ces scories ? Des maisons saccagées, des reliques fondues, et même des femmes violées, de la brutalité des soldats, des morts, ou bien qu’il fut ici, conquérant, avant de rejoindre Alexandrie ?
Que garderont les peuples en mémoire ? Le souvenir de la force, ou bien qu’il a libéré les deux mille esclaves musulmans du bagne de Malte ?
Il s’assied dans le jardin du palais. On lui apporte un panier rempli d’oranges qui viennent d’être cueillies. Sous la peau épaisse et âpre du fruit, il y a la fraîcheur veloutée de la pulpe juteuse.
Le 18 juin, puisque la tâche est accomplie et que les vents sont favorables, Napoléon donne à l’amiral Brueys l’ordre d’appareiller. L’ Orient s’éloigne cependant que la garnison laissée à Malte salue le départ du convoi par quelques coups de canon.
La chaleur, en quelques heures, se fait plus lourde malgré la brise de mer. Les côtes de Grèce, de Cythère et de Crète qu’on longe sont enveloppées au milieu de la matinée par une brume grisâtre que seuls les vents du soir et du matin dissipent. Napoléon reste sur la passerelle. Ici sont les terres où séjourna Ulysse, là sont les côtes que longèrent les galères romaines. Voici le royaume de Minos, l’origine des mythologies.
Est-il le seul à entrer en communion avec ces paysages chargés d’Histoire ? Il parle sans fin. Il évoque la décadence des cités et des empires, celles de Grèce et ceux d’Occident et d’Orient. Il faut la volonté d’un homme, l’égal d’un Alexandre ou d’un César, pour dessiner les frontières d’une nouvelle puissance. Et la gloire se conquiert ici.
Le 27 juin, dans le crépuscule, Napoléon donne l’ordre à Brueys d’appeler à la poupe de l’ Orient la frégate Junon .
Il voit les hommes massés et silencieux sur le pont de la frégate qui s’est approchée bord contre bord. Ils attendent comme ils attendraient les oracles d’une divinité. Mais c’est lui qui prononce les mots auxquels on obéit. Le commandant de la frégate écoute les instructions : rejoindre Alexandrie et embarquer le consul de France, Magallon.
Il faut attendre le retour de la frégate. Le temps fraîchit. Un vent du Nord secoue les navires du convoi. Il se renforce encore. Les lames sont hautes, rageuses, jetant les paquets de mer sur les ponts. Les soldats sont malades. Mais ils se rassemblent pour entendre la lecture d’une proclamation de Napoléon. Il les regarde cependant que les officiers lisent. Ces hommes ont du mal à se tenir debout dans la tempête, mais peu à peu ils écoutent. Il faut qu’ils comprennent. Il leur dit : « Celui qui viole est un monstre, celui qui pille nous déshonore. » Ils sont avertis. Il ne pourra pas tout empêcher. Les hommes en guerre, il les connaît. Mais il pourra sévir. Il leur parle pour les prévenir et pour les élever, leur demander d’être au-dessus d’eux-mêmes. Commander, c’est
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